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Traducteur libertaire. Glandeur de compétition (mais j'ai arrêté le sport de haut niveau)

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Billet de blog 5 avril 2025

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Faiblesse humaine et terreur d’État

Alexandre Podrabinek – défenseur des droits humains de longue date – critique vivement, dans un article paru sur le site de Radio Svoboda (RFE/RL), l’artiste Jénia Berkovitch – récemment condamnée en Russie pour « apologie du terrorisme ». Dans les deux cas, les accusations contre Berkovitch reposent sur des spectacles et les intentions que les accusateurs leur prêtent.

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L’État russe a infligé six ans de prison ferme à la metteuse en scène Jénia Berkovitch et à l’autrice Svetlana Petriïtchouk à pour avoir écrit et monté la pièce de théâtre Finist, le clair faucon. Le texte a pour base documentaire des histoires de femmes condamnées en Russie, séduites sur Internet par des djihadistes et parties les rejoindre en Syrie, notamment l’affaire de Varvara Karaoulova. Le texte entremêle le contenu de sites qui apprenaient à ces femmes à être de bonnes musulmanes avec des extraits de minutes de leurs procès, à leur tour incrustés de fragments du conte russe éponyme, dans lequel la protagoniste sacrifie tout pour revoir un héros intangible et lointain. Les critiques théâtraux russes salueront la narration osée et le message émancipateur, qui dénonce à la fois le piège de l’embrigadement terroriste et la banalisation d’une masculinité manipulatrice et belliqueuse.

À partir de mai 2023, la justice russe verra ce spectacle d’un tout autre œil. Il est compliqué de dire ce qui est véritablement à l’origine de ce qu’on nomme maintenant « l’affaire théâtrale », mais il y a peu de doute sur les motivations de la condamnation : faire un exemple de deux artistes dont l’œuvre et le discours s’opposaient à l’idéologie des « valeurs traditionnelles » prônées par le pouvoir. Condamnée en première instance et en appel, pour avoir « fait l’apologie d’un islam radical », Berkovitch a été envoyée, début 2025, purger sa peine dans la Colonie Pénitentiaire (CP) n°3 de la région de Kostroma. Dans cette prison purge également sa peine, depuis 2024, Valeria Zotova, condamnée en 2023, à l’âge de 20 ans, pour « intention terroriste » suite à une provocation des services secrets russes.

Dans l’article « Des prisonniers politiques différents – Alexandre Podrabinek sur les laquais et la dignité », celui-ci exprime son indignation concernant la différence d’attitude et, par conséquent, de traitement entre les deux détenues :

***
L'administration apprécie les détenus dociles qui ne réclament pas le respect de leurs droits, obéissent aux instructions des contrôleurs sans discuter, sont toujours d'accord avec leurs supérieurs et ne se plaignent jamais de rien à personne. Ces détenus sont considérés comme revenant dans le droit chemin. Les supérieurs apprécient encore plus ceux qui « participent activement à la vie sociale de la colonie », dénoncent leurs camarades, aident le personnel de surveillance à maintenir le régime, en battant les prisonniers indisciplinés et en intimidant les nouveaux venus. Ces personnes cherchent une libération conditionnelle et l'obtiennent souvent.

[...]

Valeria Zotova ne coopère pas avec l'administration. Elle est privée de soins médicaux, harcelée par des codétenues, battue, maltraitée et limitée dans ses contacts avec sa famille.

[…] Berkovitch, contrairement à Zotova, est dans les petits papiers des autorités du camp. Elle monte des pièces de théâtre qui promettent d’embellir le camp de concentration.

La chaîne Telegram « Parole à la défense » cite Svetlana Zotova, mère de la prisonnière politique : « Jénia a été affectée à la cinquième équipe de travail, tandis que ma fille a été affectée à la troisième. Berkovitch elle-même a approché Valeria pour faire sa connaissance. Mais non seulement ma fille ne veut pas être son amie, elle refuse ne serait-ce que de communiquer avec elle : leurs caractères sont trop différents. De même, Valeria a catégoriquement refusé de participer à la pièce de théâtre de Jénia Berkovitch pour le Jour de la Victoire [le 9 mai – ndt], dont le titre provisoire est “Fils du régiment”, bien qu'elle l'ait invitée, assurant qu'elle “conviendrait à la pièce” ».

Bien entendu, il ne s'agit pas tant de caractères différents que de positions de vie différentes. La même chaîne Telegram rapporte qu’on a tenté d’inciter Zotova à participer à des activités d’art amateur typiques de ces lieux où les volontaires sont désignés d’office. Valeria ne s'est pas rendue à l'événement festif du 23 février, au cours duquel des équipes de détenues ont interprété la chanson « Tonton Vladimir, nous sommes avec toi », dédiée à Poutine. À la veille du 8 mars, elle s'est indignée de l'obligation de « cotiser 3 000 roubles pour l'achat de tissu pour un costume ». Tout de suite après la célébration du 8 mars, la prison a commencé les préparatifs pour le 9 mai. L'un des principaux événements de la Colonie pénitentiaire n°3 sera le spectacle d'une autre prisonnière politique, Jénia Berkovitch [...].
***

Cette version des faits est en partie contestée par la mère de Berkovitch dans les commentaires de la publication sur Facebook. Jénia aurait effectivement tenté de nouer contact avec Valeria et de l’aider, mais elle ne pouvait pas l’inviter à participer à son spectacle, car elles font partie d’équipes de travail différentes, qui réalisent chacune leur propre numéro pour les événements culturels. De plus, il n’est pas clair d’où Svetlana Zotova tire ce « titre provisoire » fortement connoté : l’œuvre célèbre portant ce nom a été écrite en 1944 par Valentin Kataïev (l’auteur de la célèbre pièce Je veux voir Mioussov) et narre l’histoire d’un orphelin, recueilli par des soldats de l’Armée rouge, qui refuse de quitter le front et devient éclaireur d’une batterie d’artillerie. Or, les lettres de Berkovitch relayées par la chaîne Telegram « Berkonovosti » ne font jamais mention de ce titre et suggèrent un sujet sensiblement différent, bien que lié à la Deuxième Guerre mondiale :

***
Je commence à préparer une pièce de théâtre pour le 9 mai, et je tiens vraiment à ce qu'elle soit honnête et non honteuse (dieu merci, il n'y a pas de classement et de concours). S'il vous plaît, faites-moi parvenir par écrit des histoires (des récits personnels de vos grands-parents, mères, tantes, etc.) sur la vie pendant la guerre à l’arrière, en évacuation (pas sur le front). Des récits personnels sur la vie quotidienne, l’attente, la nourriture, le travail, la survie, les déplacements en train, le troc […], n’importe quoi… et aussi, les chansons qu’on chantait. Celles qu’on chantait à l’époque, pas celles qui ont été écrites plus tard sur ce thème.
***

Podrabinek balaye cette version contradictoire en affirmant, en réponse au commentaire de la mère de Jénia :

***
Je fais d’avantage confiance [à la version de la mère de Zotova] car Valeria, contrairement à Jénia, se trouve dans une position plus vulnérable. Je vois très bien ce qui se passe, car j'ai été plus d’une fois témoin et participé à de tels événements. Oui, votre fille n'est pas belle à voir. J'espère qu'elle aura le courage et la force de rectifier la situation et de redorer son blason en tant que prisonnière politique.
***

D’un côté, on peut difficilement contester à Podrabinek sa connaissance du milieu carcéral et des questions de droits humains : condamné à trois ans et demi de prison au début des années 1980 pour sa dénonciation continue de la psychiatrie punitive en URSS, il traversera des conditions de détention très dures sans renier ses idéaux et sans collaborer avec les autorités.

D’un autre côté, Podrabinek n’en est pas à son coup d’essai en matière de polémique : par exemple, en 1994, dans le sillage des attaques au gaz sarin dans le métro de Tokyo, il dénonçait les poursuites contre les membres de la secte Aum, qui comptait alors de très nombreux adeptes en Russie, au nom de la présomption d’innocence et de la liberté de culte. Tout récemment, Podrabinek s’exprimait contre la peine d’inéligibilité de Marine Le Pen, prônant une séparation complète entre la sphère pénale et le droit électoral. Au-delà de ce penchant pour la provocation, certains éléments posent problème dans l’argumentaire et le réquisitoire qu’il développe dans son article sur Berkovitch et Zotova.

En premier lieu, il s’agit de juger le comportement de deux femmes selon des principes informels issus du milieu carcéral masculin, sensiblement différents de ceux qui régissent les prisons pour femmes. Au fond, sur ce point, la rhétorique de Podrabinek rejoint le discours et l’attitude des criminels endurcis, cette négation totale de l’autorité pénitentiaire nommée « otritsalovo » : les circonstances, les intentions et les actions concrètes importent peu, la seule chose qui compte, c’est d’être classé dans la bonne « caste » de détenus et d’en tirer une fierté.

À partir de là, il met sur un pied d’égalité des gestes aussi différents que monter un spectacle, d’un côté, et dénoncer ou humilier des codétenues de l’autre. Il met dans le même panier, sans en connaître le contenu, le spectacle préparé par Berkovitch et les dithyrambes à Poutine. Dans la conclusion de son article à charge, il exclut Berkovitch de la caste des « prisonniers politiques » dont elle ne s’est jamais, en fait, réclamée :

***
En ce qui concerne les prisonniers politiques, l'administration du camp n'a qu'une tâche : les briser, les soumettre, les forcer à la cohabitation idéologique. Si une autre prisonnière politique peut être utilisée à cette fin, c'est du pain bénit pour les supérieurs.

Il est vrai que Jénia Berkovitch a demandé auparavant de ne pas la considérer comme une prisonnière politique. Je suis prêt à lui donner raison sur ce point.
***

Ce que Podrabinek oublie, c’est que Jénia Berkovtich n’est pas une militante condamnée pour une opinion ou une action politique, mais une artiste condamnée pour une œuvre d’art. Certes, Jénia a tenu, tout au long de sa carrière, à aborder des thématiques sociales, mais elle n’a jamais prêté devant quiconque le serment d’être une dissidente exemplaire et inflexible. Comme le note très justement la défenseuse des droits humains Zoïa Svetova dans sa réaction à l’article de Podrabinek :

***
Elle ne fait que son travail habituel, elle est metteuse en scène, elle imagine et monte une pièce. Le théâtre, c'est sa vie, et elle va passer dans cette prison les six années à venir. Elle est marquée du sceau terroriste et pourra difficilement bénéficier d’un aménagement de peine ou d'une libération conditionnelle. Elle doit purger sa peine « de la première à la dernière sonnerie » sans devenir folle. […] Il me semble évident qu'en raison de leur caractère, de leur âge et de l'image qu'elles ont d'elles-mêmes, Berkovitch et Zotova se comportent de manière totalement différente en détention. Et c'est leur droit. Mais il est absurde de comparer leur comportement, d'autant plus qu'aucun d'entre nous, y compris Alexander Podrabinek, ne connaît tous les détails. Il s'est contenté de prendre quelques faits et de les décrire de manière très superficielle. […] Berkovitch monte des spectacles avec [les autres détenues] et c'est extrêmement important pour elles. Elle leur ouvre un monde entièrement nouveau, le monde du théâtre, un monde que Jénia Berkovitch connaît et aime d'un amour particulier, il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder les spectacles qu'elle a mis en scène quand elle était en liberté.
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