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Billet de blog 6 mars 2024

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«Poutine (et) le diable» (Assia Volochina, 2022)

Aux éditions L'espace d'un Instant vient de paraître la pièce «Crime – #AlwaysArmUkraine» d'Esther Bol, traduite par Gilles Morel. Esther Bol est le nouveau nom que s'est choisie Assia Volochina, dramaturge renommée, après son départ de Russie, suite à l'invasion à grande échelle de l'Ukraine.

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Poutine (et) le diable

Le jour de la « dernière sonnerie » [1], une fille téméraire d’une lointaine république a crié, avec des risques et des conséquences : « Poutine est le diable » [2].

(« Dernière sonnerie », quelle combinaison de mots appropriée. Elle a tonné et elle déchire. Elle a tonné, comme ce gros tas infini, exorbitant, étouffant, tonné en cette nuit de février et elle continue à résonner dans toute la tête, toute la boîte crânienne, sur toute la Terre, elle résonne dans les oreilles… Bon, ne pas divaguer, s’en tenir au fil de ma pensée, au fil de ma pensée. Et là, je n’ai qu’une seule petite pensée : c’est vrai.)

C’est vrai. Point.
Elle dit vrai, cette fille : Poutine est le diable.

(Est-ce que ça change quelque chose ou pas ? Même si ça ne change rien, il faut quand même nommer. C’est plus simple de fermer le triangle sémiotique que de planter une aiguille dans les “œufs” de Kochtcheï sur une poupée vaudou. (Planter pour que ça fasse effet, c’est faisable ?) Voilà notre misérable lot :
appeler
les choses
par leurs noms.)

Il y en aura plein qui ne seront pas d’accord. Poutine est le diable ?
Cela sonne, me semble-t-il, comme un inacceptable compliment.
Zachée [3], le vieux, poutler – quoi encore ? – la pâle mite…
– Il illustre trop bien la notion freudienne de « compensation ».
– Un nul sur le trône.
– Une nitouche telle qu’elle est.
– Le diable, et puis quoi encore ? Trop d’honneur.

Mais. Quand j’ai entendu la petite fille téméraire le crier (« Poutine est le diable »), je me suis soudain rappelée de ce diable. C’est-à-dire, ce diable-la. Celui-là, justement, qui est lui. Il est décrit chez Merejkovski. Merejkovski, dans son œuvre Gogol et le diable, indique le modus operandi du diable. Son modus operandi et son rêve. Mais d’abord, esquissons le portrait.

Merejkovski écrit que Gogol a été le premier à voir « le diable sans masque, à voir son véritable visage, effrayant non pas par son extraordinaireté, mais par sa banalité, son obscénité ; le premier à comprendre que le visage du diable n’est pas lointain, étranger, bizarre, fantastique, mais ce qu’il y a de plus proche, de familier, un visage véritablement “humain, trop humain”, le visage de la foule, un visage “comme tout le monde”, notre propre visage, quasiment, dans ces instants où nous n’osons pas être nous-mêmes et consentons à être “comme tout le monde” ». Notre propre visage, quasiment (« Une épithalame à l’impersonnalité, – achève Andreï Bély – la manifestation du lieu commun circulaire ». Et il ajoute : « La fadeur frappe la conscience avec éclat ». Tu lis tout ça et, devant tes yeux, ses traits s’étalent sur la crêpe jaune de son visage, son sourire immonde s’épaissit.) Donc, alors, le rêve du diable, cette diablerie de rêve…

Non, encore une chose. Il faut rappeler, probablement, que ce diable-là – celui dont la force « n’est pas dans la finesse et la profondeur, mais dans la bêtise et la platitude, dans l’obscénité de toutes les pensées et sentiments humains, non pas dans ce qu’il y a de plus grand, mais dans ce qu’il y a de plus petit », ce diable-là, mis au monde par Gogol, Merejkovski le voit dans deux pôles, deux incarnations, deux hypostases. Dans Tchitchikov [4] et Khlestakov [5]. Et, puisqu’on en parle, deux énormes citations en plus, même si leur quantité dépasse depuis longtemps toute « norme » acceptable.

« Le principe du mouvement, du « progrès » prédominent chez Khlestakov ; chez Tchitchikov, ce sont les principes d’équilibre, de stabilité […] Pour Khlestakov, tout ce qui est convoité est réel ; pour Tchitchikov, tout ce qui est réel est convoité. Khlestakov est un idéaliste ; Tchitchikov, un réaliste. Khlestakov est un libéral ; Tchitchikov, un conservateur. Khlestakov, c’est la “poésie”, Tchitchikov, la “vérité” des réalités russes de son temps. Mais, malgré cette contrariété évidente, leur essence secrète est la même. »

Je m’interromps une seconde. J’écris un texte éhonté, et je vous invite, dans cette partie, à ressentir un petit plaisir pervers – le plaisir de reconnaître, un plaisir long d’un paragraphe. De savourer la coïncidence : de relire la citation de Merejkovski ci-dessus en vous imaginant (sans vouloir vous commander) ce diable raffiné du début des années 2000, le diable-successeur, l’inconnu de Saint-Pétersbourg – et le diable empoté septuagénaire d’aujourd’hui, trônant sur les âmes mortes.

Continuons, en continuant à imaginer : « … et l’essence des deux est l’éternel milieu, “ni ceci, ni cela”, l’obscénité parfaite. […] Khlestakov prémédite, Tchitchikov exécute. Le fantastique Khlestakov devient responsable des événements russes les plus réels, alors que le réel Tchitchikov est responsable de la plus fantastique des légendes russes […] Ce sont, je le répète, deux visages russes modernes, deux hypostases d’un mal éternel et mondial… »

Je crois que je fais exprès de traîner avec la conclusion évidente. « Comme des visions titanesques, comme “des horreurs décrépites aux visages affligés” [6], lui sont apparues (à Gogol) seulement deux “héros de notre temps”, deux “bogatyrs” [7], nés des espaces russes infinis – Khlestakov et Tchitchikov. » La conclusion est simple.

La Russie a attendu son heure.
La Russie a dé-généré.

Khlestakov et Tchitchikov sont le Scylla et Charybde de la vie russe. Deux pôles du diable, il en a fallu deux à Gogol, malgré son génie. (Pour que le diable oscille entre eux, se balance sur sa balançoire, en restant à tout prix un obscène milieu.) Même Gogol n’a pas pu en créer d’unique. Un qui pourrait contenir le diable tout entier.

Et voilà que la nature (?)
Et voilà que la Russie
l’a créé.
Un hybride de référence. Un vaisseau idéal. L’obscénité, une et indivisible.
Et le fait régner sur soi.
Et l’aime d’un amour mortel.

(Naturellement, la différenciation des âges proposée plus haut n’est rien d’autre qu’une astuce et une feinte pour mieux illustrer. Tout comme le diable de Gogol ne fait qu’un dans les deux visages de Tchitchikov-Khlestakov, dans Poutine, à tout instant, il y a à la fois Tchitchikov et Khlestakov. (D’autant plus si ce qu’on raconte sur les sosies est vrai.) Voilà, la force de la grande littérature classique russe ! La duplicité du « libéral » (avec lesquels, à un moment, certains le classaient ou prétendaient le classer), la duplicité des mots (toujours faire le contraire de ce qu’on dit, et dire le contraire de ce qui est). Ce sont, justement, ces « tout ce qui est convoité est réel » (si je veux, j’envahis), « tout ce qui est réel est convoité » (il y a la Crimée, il y a l’Ukraine, il y a le monde entier – je veux !). Et de la vulgarité, de la vulgarité, de la vulgarité, de la vulgarité. Et l’éternel milieu, l’éternel « ni ci, ni ça ».

Revenons donc à son rêve. La peur de Tchitchikov, c’est de disparaître, « comme une bulle à la surface de l’eau, sans laisser de trace ». C’est un passage du premier tome. À cet endroit même, il se laisse emporter, et dévoile son rêve.

Se répandre
Voilà son rêve.

Merejkovski écrit : « Tchitchikov n’a pas tant peur pour sa propre mort que pour celle de son futur lignage ; pour sa famille, pour sa “semence” ». Disparaître comme un fantôme, ça fait peur. La tendance de Tchitchikov à s’auto-multiplier dans sa descendance « est justement cette tendance du diable, le plus fantomatique des fantômes, vers le “réalisme terrestre” ». Imaginez : des millions d’heureux. Des millions de médiocres, « dans lesquels se répète – comme le soleil dans les gouttes de l’Océan pacifique – l’unique progéniteur de ce royaume… » Et c’est bien évident. Il a une terrible envie de voir un monde qui lui ressemble exactement.

le diable a envie ?
Poutine a envie ?
Qu’il se refaçonne à son image.

Finir de s’incarner (c’est Dostoïevski qui finit de l’exprimer), finir de s’incarner – vous vous souvenez ? – c’est ce que le diable veut. Il s’est déjà auto-multiplié avec le multiplieur russe. Et un million de voix répètent le même texte. Son texte. On l’a mis dans les bouches, et c’est une diablerie.

Ce n’est pas une excuse.
Ne prenez pas ça pour une tentative d’excuse.
Je ne veux pas que ça ait l’air d’une excuse. Comme quoi le diable a contaminé la Russie.
C’est un diable russe.
Directement russe.

C’est ce qui était recherché. C’est ce que la Russie a obtenu. Elle l’a obtenu et l’aime frénétiquement. Cette Russie gogolienne. Cette Russie poutinienne (la Russie de Poutine). La Russie poutinienne, c’est comme ça que devrait s’appeler aujourd’hui ce pays étalé sur la carte. Aujourd’hui, elle est à lui. (les catégories grammaticales indiquent souvent l’essence d’une chose de la manière la plus précise. La Russie de Poutine.) Je ne parle pas ici de ceux qui sont pris en otages, de ceux qui sont en deuil. Je parle de la Russie.

Aujourd’hui, la Russie appartient à Poutine.
Aujourd’hui, la Russie appartient au diable.

Dernière sonnerie. Rideau.

Et maintenant ? Voilà, les mots sont prononcés. Est-ce simplement pour ce constat, déjà établi par une fille-héroïne de dix-sept ans dans une lointaine république, qu’on a érigé ce mur de texte ? Pour une axiome qui ne nécessite même pas d’être démontrée et qu’on incorpore au titre ? Pour quoi faire ? Je ne sais pas. Je ne sais même pas comment finir.

Je n’ai pas du tout envie d’écrire sur la Russie.

Mais un de mes bons amis, qui combat aujourd’hui pour la liberté de l’Ukraine, m’a écrit : « En ce moment, être compréhensif c’est, peut-être, se taire et aider discrètement. Ou juste se taire. »

Ainsi, pour me non-taire aujourd’hui, je dois parler de ce que je déteste.
Je ne peux pas parler de ce que j’aime.
C’est pour ça que je parle de Poutine.
Et, à cause de ça, une autre chose.
Je veux vous raconter une histoire, pour finir.
Elle était racontée par un de mes personnages.

« Avez-vous entendu parler du Temple de l’Icône de Notre-Dame Souveraine sur l’Île Vassilievski, celle où il y a le centre de formation technique pour plongeurs ? Vous pouvez googler, il existe vraiment. Tour de plongée sous la coupole principale, entraînement à la maîtrise des dégâts dans la chapelle nord, une piscine à la place de l’autel…

Vous saviez que le papa de Poutine s’y était entraîné ?

Vous imaginez ? Vous imaginez la figure de son père, qui plonge dans les profondeurs et en même temps plane sous la coupole du temple de Notre-Dame, dans la ville qui prétend au rang de mystère incréé, de Cité de l’Antéchrist… Le père plonge, il plane, il s’unit à l’élément trouble de l’eau stagnante et puante, le sang du sang de cet endroit, il entre dans ses profondeurs, et après cet acte de baptême pervers, il engendre… »

Ici, le personnage se fait interrompre.

Pour une raison, je pense c’est important de vous le raconter. Pour des raisons mi-magiques, mi-superstitieuses. Bien que ce passage de la pièce ne soit que de la littérature. Pas plus que de la littérature, rien d’autre que de la littérature… Mais dans le mot « dénonciation »… dans le mot « dénonciation », dans le mot « dénonciation », il y a un truc.

***

[1] Nom traditionnellement donné au dernier jour des cours dans les écoles, collèges et lycées avant les vacances d’été (qui commencent dès fin mai), ainsi qu’à la cérémonie officielle et aux festivités qui l’accompagnent.
[2] Incident survenu au Daghestan fin mai 2022.
[3] Dans l’émission satirique russe « Koukly » (diffusée entre 1994 et 2002, et en grande partie inspirée par les « Guignols de l’Info »), Poutine était représenté à l’image du personnage du « Petit Zachée » d’Ernst Hoffmann.
[4] Fonctionnaire et magouilleur, personnage principal de la pièce Les âmes mortes.
[5] Personnage de la pièce Révizor, jeune fonctionnaire idéaliste remplissant la fonction éponyme.
[6] N. Gogol, Les peurs et terreurs de la Russie (lettre à la Comtesse ***aïa), 1846
[7] Les bogatyrs (guerriers, hommes forts), sont les héros des anciens contes et chansons épiques slaves.

***

Cet essai avait à l'origine été traduit pour le troisième numéro de la version francophone de la revue ROAR.

Crime #AlwaysArmUkraine aux édition l'Espace d'un Instant

Illustration par Marina Skepner, publiée dans ROAR n°3

Illustration 1
«Maman, j'ai peur du crocodile» © Marina Skepner

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