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Billet de blog 9 janvier 2015

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Plutôt Charlie que mort !

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J'ai rencontré Cabu au milieu des années 80. Il était venu en Russie, pour faire les croquis d'un livre sur les mœurs de l'URSS. Un an ou deux plus tard, je tiendrai entre mes mains Plutôt Russe que Mort !


Le but plus ou moins avoué des auteurs était, en vue du nouveau dégel et du changement qui se préparaient suite à l'arrivée de Gorbatchev, de dissiper chez les Français la peur du Bolchévik prêt à envahir l'Europe (et à atomiser le monde), et de montrer que ces Russes-là, non seulement on ne doit plus les craindre, mais en fait on n'aurait jamais vraiment dû. Les croquis de Cabu, malgré leurs traits caricaturaux, ne faisaient que dépeindre des situations banales ou quotidiennes et une compassion sincère envers un mode vie, une mentalité qui semblait vouée à muter profondément : « Leurs gosses écoutent aussi du rock'n'roll, ils sont foutus ! »


Peu se souviennent de ce livre en France, et ils sont bien peu nombreux en Russie à ne serait-ce que soupçonner son existence. Alors c'est peut-être pour ça que certains, aujourd'hui, n'ont pas de scrupules à voir Cabu et ses collègues dessinateurs plutôt morts que Russes.
Limonov, avant, la décadence, la déchéance et la provocation artistique, quand il zonait entre Paris et l'Amérique, ça ne semblait pas trop le déranger. Hier, il publiait un billet où il « condamne le crime », mais avec une nuance :
Je le pensais [en 2012, quand Charlie Hebdo publiait ses dernières caricatures sur Mohammed], et je le pense aujourd'hui : on ne devrait pas attaquer les religions mondiales et leurs prophètes, c'est une bassesse amorale.
[passage où il se remémore comment, en 1996, il a contribué à empêcher la publication du livre de Salman Rushdie]
Charlie Hebdo s'est exprimé contre moi personnellement. Dans le n° 56 du 21.07.1993, ils ont publié un article dégoûtant contre moi : « Limonov : L'intellectuel arracheur de couilles », avec des illustrations idoines.
12 corps en punition d'une bassesse amorale. Tant pis !
Dmitri Stechine, correspondant de guerre au journal Komsomolskaïa Pravda, publiait de son côté un  article intitulé « Carnage à la “ferme des animaux” », aujourd'hui plus humblement renommé  « Nous nous trouvons à différentes marches de l'échelle de l'évolution » :
Avant, j'espérais que la culture européenne moderne puisse un jour trouver un fond, une limite à la bestialisation, qui, une fois franchie, plongerait tout le monde dans l'horreur et permettrait de reprendre un mouvement vers le haut. Mais il ne reste plus d'espoir : les « créateurs » de ce contenu, tout comme les 70 mille lecteurs de ce journal « humoristique », ne sont pas pleinement humains. Leur expliquer des normes de comportement n'a aucun sens. On peut aussi bien essayer de raisonner ou de faire honte à un singe dans un zoo qui pratique l'onanisme en public. Quoique, si le prêcheur de la morale dans la cage aux singes dispose d'un bâton – d'un outil de communication – l'affaire sera rapidement réglée. Aux premiers cris « c'est un acte-performance artistique ! », « je suis un artiste, c'est ainsi que je vois la réalité ! », il faut simplement augmenter la force et la fréquence des coups. On ne peut pas traiter les animaux autrement : ils aiment les câlins, mais ils ne comprennent que les roustes. Hélas.
Sur le runet, le ton est donné : si les sources officielles se contentent généralement de communiqués neutres et factuels, que l'opposition russe est majoritairement compatissante et solidaire, les blogs livejournal et twitter anti-occidentaux, eux, ne ratent pas une occasion de railler, de dénoncer, de mettre en avant la théorie du complot. Comme le lecteur russe ne connaît pas trop Charlie Hebdo, on lui présente avant tout les caricatures de Mahomet, de Poutine et l'affaire Siné. Et en guise de morale du jour : « s'il étaient dans un pays doté d'une loi anti-blasphème comme la nôtre, ils n'auraient jamais fait ces caricatures et ça les aurait protégés car tout ça ne serait pas arrivé ». Logique de fer.
Le blog twitter @US_progress (proche de la sphère Sharansky et qui, comme @IraqProgress, parodie le compte @UkrProgress géré par le Département d'État américain) a remplacé le slogan de ralliement « Je suis Charlie » par la phrase « Je ne mange pas six jours » [1]. « I shit on Charlie », peut-on lire sur la création d'un autre blogueur, commentée « juste une caricature ». On essaye d'attribuer à Charlie Hebdo des caricatures belges et coréennes dessinées après un attentat-suicide dans le métro moscovite. Vsevolod Nepogodin, écrivain et polémiste né en Ukraine, publie une note à l'humour plus que noir sur un réseau social :
Chers terroristes islamistes qui ont fusillé aujourd'hui en France la rédaction du magazine «Charlie Hebdo»! Ne pourriez-vous pas rendre un grand service aux gens russes, venir à Moscou et liquider les rédactions de «Écho de Moscou» et «TV Rain» [2] ? Nos patriotes de canapé manquent de courage et de détermination pour cela. Nous vous promettons que nous ferons tout notre possible pour vous cacher de la police et que nous vous récompenserons par toute la largeur de la généreuse âme russe! Nous sommes fiers de vous, qui luttez désespérément contre la mainmise de la tolérastie gayropéenne. Gloire à Allah ! Mort aux katzeschatzealbatz [3]!
Aux dernières nouvelles, les terroristes n'auront pas l'occasion d'exaucer les vœux de M. Nepogodin, mais ça n'empêchera pas tous les autres commentaires : « Pourquoi les Français n'ont-ils pas pleuré les journalistes russes morts au Donbass ? », « Pourquoi ne se sont-ils pas indignés quand des gens ont été brûlés vifs à Odessa ? », « Et pourquoi ne pourrait-on pas publier des caricatures d'Obama avec une banane, alors ? », « Forcément, à force d'inviter tous ces Arabes chez eux puis de salir leur prophète », « Ha, ha, infographie des preuves de l'implication de Poutine dans l'attentat de Charlie Hebdo », et tous les « bien fait pour leurs gueules » plus sommaires.
 
Au final, je ne suis pas sûr qu'il y aura plus de fleurs devant l'ambassade de France à Moscou aujourd'hui que de piques haineuses et narquoises sur la toile russophone. Mais peu importe. Cabu et les autres, je sais, s'en moquent bien. Tant qu'il y en aura au moins quelques-uns pour se souvenir des « Russkoffs » de Cavanna.


[1] Phrase tirée du roman satirique d'Ilf et Petrov Les douze chaises (et de ses adaptations à l'écran) : un des héros, Kissa Vorobianinov, mendie en utilisant ces mots, en français dans le texte et censés signifier « je n'ai pas mangé depuis six jours » (ainsi qu'une phrase en allemand et, en russe : « Donnez la charité à un ancien député de la Douma d'État ! »)
[2] respectivement la plus grosse radio et la plus grosse chaîne télé d'opposition.
[3] de Maksim Kats, blogueur, opposant et joueur de poker, Mikhaïl Chats, acteur russe et membre du comité de coordination de l'opposition, et Ievguénia Albats, rédactrice en chef de The New Times et présentatrice à Écho de Moscou.

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