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Billet de blog 18 août 2012

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La Russie sera subtropicale !

Je ne commettrai pas l'affront de vous refaire un topo sur l'affaire des Pussy Riot.

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Je ne commettrai pas l'affront de vous refaire un topo sur l'affaire des Pussy Riot. Si jamais, par miracle, vous n'avez pas été touchés par la couverture médiatique dont elle a bénéficié ces dernières semaines, je ne saurais trop vous conseiller l'excellent billet de Mme Colin-Lebedev sur ce sujet.

Ce qui m'a attiré, dans les différentes actions de soutien aux trois accusées de ce procès, c'est cette photo :

«Rendez-nous la piscine»

Petit rappel historique : en 1931, le pouvoir soviétique dynamite la Cathédrale du Christ Sauveur et prévoit de construire à la place un édifice d'une hauteur avoisinant les 500m, le Palais des Soviets, destiné à héberger le Soviet Suprême. La pose des fondations de ce bâtiment s'étalera sur toutes les années 1930. En 1941, quand la deuxième guerre mondiale touche l'URSS, une grande partie des fondations déjà posées seront réutilisées pour l'effort de guerre. Après la fin de la guerre, les soviétiques ont mieux à faire et le projet restera gelé jusqu'en 1958, quand il sera décidé d'utiliser les fondations encore présentes pour faire une énorme piscine, simplement nommée «Moskva». En 1994, cette dernière est à son tour détruite, et la Cathédrale du Christ Sauveur est reconstruite à l'identique, ou presque : les Russes blagueront longtemps sur la présence de parkings souterrains et surnommeront ce nouveau temple «Sauveur-sur-les-Garages» («Spas na Garajah», parodie de l'appellation «Spas na Krovi», «Sauveur-sur-le-Sang-Versé»).

Bref, cette image a évoqué dans mon esprit une traduction qui, une fois de plus, traînait dans un tiroir : Le «Manifeste Subtropical». Le lien, ténu, est très simple : le troisième point de ce manifeste, publié le 12 août 1995, prévoit de «restaurer la Piscine Moskva, détruite avec barbarie», alors que les fondations de la fameuse Cathédrale, dans laquelle les Pussy Riot allaient faire leur happening et écoper de deux ans ferme pour ça, étaient à peine posées. J'ai écrit pas moins de trois textes d'introduction différents pour essayer de vendre ce manifeste bourré d'in-jokes faisant référence à la politique et aux actualités moscovites de la première partie des années 90. Puis, j'ai dû me rendre à l'évidence : ce machin est invendable. Je vous le balance donc avec la toute première version de l'introduction, un exposé de flous et amers souvenirs d'adolescence. Souvenirs d'une guerre civile, souvenirs de rêves de démocratie pulvérisés, souvenirs d'un théâtre de l'absurde politique dont le parti pastiche «Russie Subtropicale» était le pinacle.

Il faut également considérer cet article comme un hommage à Vladimir Valérianovitch Pribylovski, l'auteur de ce manifeste, éminent politologue russe qui m'aura donné le goût de l'analyse politique impassible et de la dérision politique salvatrice. Vous pouvez trouver la version originale du manifeste sur son site anticompromat.org :

http://www.anticompromat.org/subtropiki/manif95.html

Et maintenant, place à mes élucubrations.

N.B. : Quand ce texte a été écrit, en automne 2010, le manifeste avait quinze ans et Poutine était encore premier ministre...

La Russie sera subtropicale
ou
Quinze ans de lutte pour le réchauffement du climat politique


Il y a une Justice sur Terre, mais elle hésitait :
Qui d'eux avait raison ou tort ?
Puis décida : « faisons comme on a toujours fait :
L'égalité, pour tous, et dans la mort. »
— Iouri Chevtchouk, « Vérité contre vérité » (1993)


1. Eltcynisme d'État


Moscou, septembre 1993 : manifestation pro-Eltsine sur la place du Manège.
(Photo laurik @ photopolygon.com)


Moscou, 4 octobre 1993. La démocratie triomphe en se tirant une balle dans le pied. Certains disent même : dans la tête. Elle triomphe manu militari, embrasant cette même « Maison Blanche » qu'elle avait entourée d'un bouclier humain deux ans plus tôt. Le peuple sait qu'à la fin, c'est toujours l'armée qui gagne, et ne cherche pas trop à s'impliquer. Une poignée se retranche avec des fusils, d'autres se contentent de venir faire les badauds assistant à un feu d'artifice. Parmi ces derniers, des blessés et tués par « balle perdue » qui forment, d'après les estimations de l'opposition, le gros des victimes de cet événement. Les belligérants, lors de leurs affrontements restreints, tirent dans la foule pour faire du chiffre et donner ainsi une dimension plus épique à tout ce bordel. Ou simplement parce qu'ils ne savent pas sur qui ni quoi tirer. Pour ceux qui ont préféré rester chez eux, à la télé, une seule chaîne capable d'émettre suite à la prise d'Ostankino, la TV6 sponsorisée par Ted Turner diffuse les images montrant les chars qui canonnent le Congrès des Députés du Peuple depuis le pont du Nouvel Arbat. Ce sont les images du CNN live. Les Russes n'ont plus aucun doute : eux aussi, maintenant, sont Américains.
Maintenant, comme en Amérique, tout est possible, et même des choses qu'on n'aurait jamais imaginées là-bas. Déjà, on a vu bourreaux et condamnés faire front commun, tricolores monarchistes et étendards rouges en rangs serrés contre les forces anti-émeute, parce qu'ils ne sont d'accord que sur un point, mais le plus important : tout ça, c'est la faute des juifs francs-maçons américains. Retrouvés, analysés, réhabilités et enterrés, les restes de la famille impériale, mais ça n'apaise pas la soif de règlements de comptes. Pendant ce temps, Eltsine promet en première page de la Vérité du Komsomol que chaque Russe pourra s'acheter des bananes et des ananas pour le réveillon du nouvel an. Mais pas celui qui vient, le suivant. Ce qui avait été volé au peuple lui a enfin été restitué, Tchoubaïs a calculé la dette accumulée envers la nation : dix mille roubles ou deux automobiles « Volga » par tête de pipe. Il faut juste investir dans les bonnes actions, les Volgas arrivent un peu plus tard. En attendant, même si le peuple n'est pas plus heureux, il peut en rire un peu plus librement, surtout en politique. Toutes les blagues semblent alors permises : les « démocrates libéraux » de Jirinovski remportent les premières élections parlementaires ; quelques mois après, on amnistie gracieusement les putschistes du Soviet Suprême.
2. Un navire vers nulle part
Au moment de la crise constitutionnelle et entre les deux premières élections à la douma (1993-1995) fleurissent les mini-partis : parmi ceux dotés d'un programme politique concevable pour l'Occidental moyen (écolos, féministes, défenseurs des droits de l'homme et libéraux de tout poil), on retrouve, plus pittoresques, les national-bolchéviks (qui, à l'époque, ne sont pas encore « le parti de Limonov »), les militants d'un retour au paganisme dont le nom m'échappe, le « Parti des amateurs de bière », et la « Russie Subtropicale ». Les national-bolchéviks ont finalement été réduits à une alliance improbable avec Kasparov, les amateurs de bière n'ont jamais réussi à se faire élire, les néo-païens ont fusionné avec les hooligans, quant aux subtropicaux, on leur refusera dès le départ le statut de mouvement officiel. Et pour cause : je soupçonne Vladimir Pribylovski d'avoir rédigé ce programme simplement pour exprimer sa satisfaction d'enfin vivre dans un pays où il pouvait envoyer à la Commission centrale électorale une lettre se payant la tête de tous les dirigeants, et se voir opposer un simple refus formel expliquant que vouloir instaurer une « température pan-nationale de 20 degrés minimum en toute saison » ne serait pas conforme à la loi sur la préservation de l'environnement, au lieu de passer les dix années à venir en vacances au frais de l'État dans un pensionnat verdoyant, entouré d'un personnel attentif tout de blanc vêtu.


Strasbourg, 1994 : Vladimir Jirinovski, retranché derrière la grille du consulat de Russie, jette de la terre et des cailloux sur des étudiants juifs venus protester contre ses déclarations antisémitismes. (Photo : Reuters)

En 1995, quand il écrit le Manifeste Subtropical (voir la version traduite et annotée en pièce jointe), Vladimir Pribylovski ne sait probablement pas qu'Antoine Volodine, un autre visionnaire de l'absurde, a déjà imaginé, dans son roman Un Navire de nulle part, une dizaine d'années plus tôt, un Leningrad étouffant dans la moiteur de la selve, un désert de sable juste derrière la gare de Finlande et une île Vassilievski vitrifiée par l'Atome. Si les deux œuvres divergent dans leur traitement du changement climatique radical — uchronie fantastique et poétique d'un côté, canular loufoque et satirique de l'autre — elles s'accordent, de manière plus ou moins implicite, sur un point : il faudra bien quelques degrés de plus en Russie pour achever le spectre du communisme, et en passant ceux du tsarisme, du pan-slavisme et disciplines démagogiques affinitaires. Après, il ne restera plus qu'à enterrer Lénine, et ce sera bon.
3. « Et au petit matin, j'irai faire la queue devant le Mausolée ! »
(Grajdanskaïa Oborona, 1987, morceau « Nécrophilie »)
Ce que Pribylovski doit surtout sentir, en sa qualité de politologue, c'est qu'il faut profiter du moment : cet enthousiasme et cette volonté de renouveau, ça ne va pas durer. Car parmi tous les bustes de Staline depuis longtemps refondus et les statues de Dzerjinski récemment foulées au pied, le leader de la Révolution subsiste, inébranlable, monumental, enraciné au cœur du Kremlin. Les communistes, déjà privés de leur drapeau et de leurs armoiries, sont intraitables : « Touche pas à mon Lénine ». Novodvorskaïa, grande partisane des causes perdues, essaye de manifester en faveur de la disparition du mausolée, mais ne reçoit pas l'autorisation de la mairie de Moscou et se fait dégager à coups de matraque. La question, sans cesse ajournée sous le prétexte « on a plus important à débattre, on verra ça à la prochaine session plénière » a finalement été étouffée, même si elle refait surface de temps en temps sans vraiment émouvoir les masses. À l'exception peut-être des petites opérations de psychologie inversée, lors des dernières parades du 9 mai, quand le mausolée, caché derrière un panneau géant représentant le tricolore russe, avait beaucoup fait parler de lui. De toute façon, aucune inquiétude : pour mettre tout le monde d'accord, peu après son arrivée au pouvoir, Poutine avait déjà statué sur la question :
« Le pays a vécu pendant 70 ans sous le monopole du PCUS. C'est le temps de vie de toute une génération, et nombreux sont ceux qui associent leur propre vie au nom de Lénine. Pour ces gens, l'enterrement de Lénine signifierait que les valeurs auxquelles ils ont cru étaient fausses, qu'ils se fixaient les mauvais objectifs et que leurs vies ont été vécues en vain. »


Moscou, 2009 : Ni vu, ni connu... (Photo : vik_us @ livejournal.com)


Bref, pour ne vexer personne, on va attendre la mort du dernier communiste. Pribylovski le sait, et il sait aussi que ça risque d'être long. D'autant plus long qu'il prévoit probablement l'arrivée de ce meneur qui pourra faire oublier l'alcoolique et maladroit Eltsine, d'un homme de fer que les Russes aimeront de nouveau en rejetant tous leurs malheurs sur « les incompétents qui l'entourent » ; d'un homme qui, dans son projet œcuménique de grandeur retrouvée, n'aura pas d'autre choix que de réabsorber dans l'idéologie nationale une partie des symboles et valeurs soviétiques, tout en donnant au peuple l'absolution et aux responsables le juste châtiment pour les pêchés commis dans les années 90. Un homme qui transformera l'exportation de matières premières d'un complexe d'infériorité tiers-mondiste en une source de gloire géopolitique, avec lequel l'interventionnisme redeviendra défense des intérêts, qui sait faire du judo, du bateau, de l'avion, de la moto, et qui dira où débusquer le dernier Tchétchène (dans les chiottes, au fond à gauche).


Les délinquants économiques sont sévèrement punis. En exil ou mis au pas, les Oligarques ne contrôlent plus rien. Tchoubaïs a même été obligé par un tribunal à payer deux « Volgas » à un citoyen qu'il avait mal conseillé sur le placement de son « voucher ». Ce citoyen sera le premier, et le seul. Les autres n'avaient qu'à porter plainte avant l'an 2000. Les délinquants politiques, eux aussi, ont été obligés de dévoiler leur véritable visage. Par exemple, maintenant, on est sûrs : Jirinovski, il est juif. À l'époque, déjà, son profil d'ashkénaze, son nom patronymique et son irritabilité quand on évoquait son père « juriste » avaient mis la puce à l'oreille, mais avec un type comme Eltsine au pouvoir, on ne pouvait être sûr de rien. Maintenant, on sait, presque tout, sauf une chose que même notre bon premier ministre n'a pas voulu dire, un point sur lequel il a préféré ne pas trancher : qui d'eux, en octobre 1993, avait raison, et qui avait tort ?

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