En ce mois d’octobre 2025, on est toujours à la recherche d’un budget. Les gouvernements successifs, depuis quelque temps, cherchent des économies à faire, après que le déficit est apparu plus élevé que prévu courant 2024. Même Barnier a été surpris. Il semble que le gouvernement Attal avait mis la poussière sous le tapis. Le trou dans la caisse grandit de mois en mois. Alors que le gouvernement multipliait les annonces toutes plus antisociales les unes que les autres en septembre, un chiffre fait grand bruit sur les plateaux télés1 : 270 milliards. C’est le montant annuel des aides publiques et des cadeaux fiscaux aux plus riches calculé par Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, enquêteurs au Nouvel Obs. Ces aides, ce sont des baisses de cotisations patronales, des baisses d’impôts et tout un éventail de soutiens financiers à certaines entreprises.
A bien y regarder, ces « aides publiques » aux riches est très sous-estimé. De nombreux projets – tels que les LGVs – largement financés par l’État et par les collectivités locales permettent bien évidemment l’activité économique des entreprises des Bâtiments et Travaux Publics : NGE, Vinci etc. Les entreprises bénéficiaires de ces projets sont bien connues. Toutes très bien introduites auprès des cercles décisionnels. Et ces grands projets de transports sont également des éléments structurants de l’économie libérale capitaliste européenne. Cependant, ces grands projets, pilotés par les classes dominantes, leur permettent aussi de maintenir leur position de domination, par d’autres aspects que l’aspect strictement économique. La « mobilité choisie » – et non pas subie comme elle l’est pour les réfugiés de guerre, les réfugiés économiques, politiques ou bien encore les réfugiés climatiques – et la vitesse, et plus précisément la maîtrise du temps de déplacement, sont l’apanage des riches. Les élu.es favorisent directement les déplacements d’une classe sociale en soutenant à coup d’argent public aussi bien des liaisons aériennes déficitaires2 que les LGVs.
Les milliards, comme s’il en pleuvait
Revenons tout d’abord sur les chiffres. Le Grand Projet du Sud Ouest contre lequel lutte la coordination de collectifs et d’associations réunis sous la bannière de LGV NON MERCI : c’est 14 milliards en euros courants d’après le plan de financement de 2022. Les estimations du coût des phases 1 (Aménagements Ferroviaires au Nord de Toulouse, Aménagements Ferroviaires du Sud de Bordeaux, lignes nouvelles Bordeaux – Sud Gironde – Toulouse) et 2 (ligne nouvelle Sud Gironde – Dax) sont publiques et vérifiables dans le plan de financement du projet de février 2022. Pas de contestation possible par les président·es des régions concernées. Le tableau est reproduit à la fin de cette note de blog.
Les projets de LGVs actuels en France, outre les 14 milliards annoncés pour GPSO, c’est 30 milliards pour la Lyon – Turin et 6 milliards pour la Ligne Nouvelle Montpellier – Perpignan, soit au total 60 milliards. Le coût de construction par km n’a cessé d’augmenter depuis la première LGV Paris – Lyon3, environ 5 millions d’euros par km, pour atteindre désormais près de 40 millions d’euros pour le GPSO.
D’ailleurs, les coûts annoncés sur ces grands projets ferroviaires sont sous-estimés. Ce sera évidemment bien plus, l’État se gardant bien d’actualiser les coûts au fur et à mesure, par exemple lors de la signature des conventions de financement avec les collectivités locales. Nos élu·es, comme celleux de Nouvelle Aquitaine, signent ainsi des blanc seings de dépenses, sans connaître jamais la dépense finale.
Le cahier d’acteur déposé par la SGPSO (Société du Grand Projet du Sud Ouest) à la conférence Ambition France Transports donne une idée du dépassement des coûts à l’œuvre, il est ainsi écrit :
«A date plus de 2,5Mds€ ont été engagés au total et 80 marchés signés par SNCF Réseau
• 2100M€ engagés sur les Aménagements Ferroviaires :
o 1 117M€ sur les AFNT
o 938M€ sur les AFSB
• 415M€ engagés sur la ligne nouvelle»
Ainsi, les AFNT et les AFSB totalisent d’ores et déjà plus de 2Mds€ pour un coût estimé en euros courants de 1,8 Mds€, soit déjà plus de 10 % de coût en plus par rapport au tableau du plan de financement de 2022. Et même +25 % pour les AFNT. Les estimations présentes dans le tableau de financement doivent donc être considérées comme caduques et doivent être réactualisées en fonction du taux d’inflation effectivement constaté pour les travaux en cours, et non pas en fonction d’un taux d’inflation moyen. On ne risquera pas ici à donner un coût possible final, certains d’entre nous, dans la coordination, avancent jusqu’à 20 milliards.
Bien évidemment, la question qui vient immédiatement à l’esprit - étant donné le contexte budgétaire et étant donné qu’un tiers du réseau ferré a urgemment besoin d’une régénération et d’une modernisation technique, après 50 ans de tout LGV4 - est la suivante : pourquoi l’État ne suspend-t-il pas immédiatement ce grand projet ? Et pourquoi les collectivités locales, qui sont pour l’instant les seules à financer (vu que l’État les a laissées engager l’argent, pour probablement se désengager en faisant appel à un Partenariat Public Privé), n’arrêtent pas immédiatement leur financement, dans un contexte où elles ont aussi des problèmes de trésorerie ?
Quand en plus le modèle de décarbonation du GPSO est devenu complètement obsolète du fait de la très forte baisse des vols en avion à l’échelle nationale et de l’évolution du parc automobile vers l’hybride et l’électrique. Sans compter la destruction accélérée de zones Natura 2000, de zones humides, notamment en Gironde, les atteintes potentielles aux ressources en eau, les pollutions, l’extractivisme que représente ce projet. Le GPSO, de ce point de vue, bat tous les records…
Une explication pourrait être qu’une telle décision d’annulation, au-delà de priver le BTP de dizaines de milliards, contrevient aussi à l’intérêt des classes dominantes intellectuelles et bourgeoises en terme de déplacement.
Voyager loin, et vite : l’apanage des riches à l’échelle mondiale et française
Voyager loin, et qui plus est voyager loin rapidement, n’est le fait que d’une infime partie de la population à l’échelle mondiale. Si l’on considère l’avion, 80 % de la population mondiale ne l’a jamais pris et 70 % des français·es le prennent moins d’une fois par an5. Pour les LGV en France, même observation. Une enquête publiée en ligne par le site Statista permet de préciser cet usage : 70 % des 2003 personnes interrogées disent ne prendre les TGVs qu’une fois par an (13 % pour cette catégorie), voire moins souvent ou jamais (57 % pour cette catégorie). D’après cette enquête, ce sont seulement 4 % des personnes interrogées qui prennent ce mode de transport une à plusieurs fois par semaine6.
De plus, les enquêtes montrent que ce sont les classes sociales aisées qui prennent et l’avion et la LGV. D’après le rapport du Réseau Action Climat de fin 2024, malgré l’essor du low cost, l’avion reste un « transport de riches urbains qui partent en vacances »7. D’après l’enquête de 2019 de l’Autorité de Régulation des Transports, la LGV est un mode de transport dont la moitié des usagers appartiennent aux classes sociales supérieures (qui ne sont que 10 % de la population française) tandis que les employés, ouvriers et professions intermédiaires ne représentent que 19 % de la clientèle des LGVs, alors qu’ils sont 45 % de la population française8. Selon cette même enquête, « 78 % des clients TGV et 68 % des clients OUIGO ont un revenu mensuel net par ménage supérieur à 2 000 € contre environ 60 % des ménages dans l’ensemble de la population française. »
Pour résumer, une enquête Forum Vies Mobiles de 2020 indiquait ainsi que plus on est dans une position sociale élevée en termes de diplôme et de revenus, plus on se déplace, et plus on se déplace rapidement9.
La mobilité, et la vitesse de déplacement, comme vecteurs de la différenciation sociale, et donc du maintien de la domination
Les travaux de sociologie, comme ceux de Anne-Catherine Wagner, sur la mobilité permettent d’apporter un éclairage sur le lien entre mobilité et maintien de la domination sociale10. La mobilité, et tout particulièrement la mobilité internationale, n’est pas seulement un déplacement physique. Elle est partie intégrante d’un ensemble de pratiques sociales qui transmettent des compétences valorisées socialement. Elle permet en effet une meilleure connaissance des langues, une ouverture sur les autres cultures et une propension à la mobilité qui sont autant d’atouts dans le parcours éducatif et professionnel, élargissant les opportunités géographiques et sociales. Aujourd’hui, la mobilité représente alors une norme « d’excellence », renforçant une hiérarchie sociale entre les individus « mobiles » et « immobiles ». La mobilité, pour les élites, est un facteur de renforcement de la position de domination.
Jean Ollivro dans un écrit de 200911 propose lui aussi que la « maîtrise des différences de mobilité [et y compris donc la vitesse à laquelle on se déplace] est devenue un élément déterminant de la différenciation sociale. » Il oppose la mobilité, subie et difficile, voire impossible, des catégories populaires, à la mobilité des populations aisées, plus maîtrisée et permettant d’accroître ses privilèges, rejoignant les travaux cités ci-dessus. Alors que la position sociale ne dépendait pas auparavant d’une capacité à se déplacer vite et loin, mais bien plutôt de la naissance, de la terre ou de l’argent hérité, la révolution industrielle est venue en partie bouleverser ce schéma. Et, ainsi, « la maîtrise des distances-temps et l’accès différencié aux vitesses sont immédiatement des éléments qui renforcent les différenciations sociales. »
Le témoignage de la députée Seine-et-Marnaise Ersilia Soudais lors de l’audition de Dominique Bussereau sur la conférence Ambition France Transports à la commission de Développement Durable le 25 septembre dernier vient illustrer les inégalités sociales et territoriales d’accès à la mobilité12 : entre Othis et Meaux 24 km, et « pour 24km ça m’a pris deux heures », en Seine et Marne « on n’a pas de train et encore c’est pour aller à Paris ». Alors que pour deux heures de transport en LGV, un CSP+ parisien arrive direct en centre-ville d’une autre métropole...
Renoncer aux LGV pour mieux reposer la question des déplacements de notre société
Cette sociologie d’usage du transport en LGV pourrait expliquer pourquoi ces grands projets extrêmement dispendieux et inégalitaires ne sont pas examinés sous toutes leurs coutures dans les médias, et pourquoi la lutte contre ces projets est très largement occultée par les médias, même écologistes. Au bout de tous ces mois de lutte, la question est pour nous récurrente : pourquoi tous nos arguments démontrant l’inutilité de ce projet, par ailleurs abondamment sourcés et examinés, ne sont-ils pas repris, notamment à l’heure où la conférence Ambition France Transports a recommandé de réexaminer ces grands projets de LGV, reprenant de fait des arguments portés par certaines associations et élu·es depuis des lustres, comme celui de rénover les voies existantes ? Probablement, comme sur d’autres sujets, celleux qui écrivent et qui parlent dans les médias (y compris une partie de la communauté scientifique) sont des usagers·ères des LGV, et plus exactement des moyens de transport rapides et/ou internationaux.
Maintenant que la question de la justice sociale et fiscale est reposée de manière urgente sur le devant de la scène politique, au regard de l’enrichissement toujours plus grand des classes les plus aisées, on peut décider de « taxer les riches ». Slogan entendu de manière récurrente en cette rentrée dans les manifs. Oui, mais on peut aussi lutter pour reprendre le pouvoir sur nos cotisations collectives : leur montant et ce que nous en faisons collectivement. Renoncer définitivement à ces grands projets vecteurs d’inégalité sociale serait un geste permettant d’apporter une première réponse symbolique au déséquilibre faramineux qui s’est installé durant les dernières décennies entre les dépenses pour alimenter la machine à cash pour les plus riches et les personnes qui survivent avec quelques centaines d’euros.
Et, bien sûr, ce renoncement doit ouvrir sur une vraie discussion collective et démocratique concernant les transports - loin des conférences ronflantes citées plus haut. L’obsession du « mouvement » ? De la « mobilité » des gens ? Du déplacement des marchandises ? Pour quel projet de société ?

Agrandissement : Illustration 1

Tableau des coûts du GPSO d’après le plan de financement de février 2022
Aménagements ferroviaires au Nord de Toulouse
717,3 M€2020
0,9 Md€courants
Aménagements ferroviaires au Sud de Bordeaux
758,6 M€2020
0,9 Md€courants
Section de ligne nouvelle Bordeaux - Sud Gironde
1 410 M€2020
1,9 Md€courants
Section de ligne nouvelle Sud Gironde - Toulouse
4 937 M€2020
6,6 Md€courants
TOTAL 1ère étape
7 882,9 M€2020
10,3 Md€courants
Section de Ligne nouvelle Sud Gironde – Dax
2 478 M€2020
3,7 Md€courants
TOTAL 2ème étape
2 478 M€2020
3,7 Md€courants
TOTAL
10 360,9 M€2020
14,0 Md€courants
1 Les estimations en M€2020 datent de juin 2020 pour AFSB et janvier 2020 pour les AFNT. Les estimations en euros courants dépendent du calendrier de réalisation et des hypothèses d’inflation retenues à ce stade pour le projet. Elles seront réactualisées lors des signatures des conventions de financement.
Le coût total de la phase 1 du projet est estimé en faisant l’hypothèse d’une mise en service en 2032 et le coût total de la phase 2 du projet est calculé pour une mise en service en 2040.
1 https://www.youtube.com/watch?v=VFWIFbAWlMU
2 https://reporterre.net/Ligne-aerienne-favorite-de-Wauquiez-des-subventions-encore-augmentees
3 https://fr.statista.com/statistiques/505205/cout-construction-lignes-lgv-par-kilometre-france/
4 https://haut-allier.eu/usagers-transports/?centralisme-ferroviaire-francais,1236.html
5 https://bonpote.com/10-chiffres-a-connaitre-sur-lavion-et-le-climat
6 https://fr.statista.com/statistiques/1478181/part-des-francais-voyageant-en-tgv/
7 https://reseauactionclimat.org/laerien-un-transport-de-csp-largement-sous-taxe/
8 https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2020/07/enquete-tagv-2019.pdf
9 https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-35081-Enquete-mobilite-francais-forum-vie-mobiles-2020.pdf
10 https://signal.sciencespo-lyon.fr/article/99388/La-place-du-voyage-dans-la-formation-des-elites
11 https://books.openedition.org/pur/102177?lang=fr
12 https://videos.assemblee-nationale.fr/video.17347750_68d39c3429f2d.commission-du-developpement-durable--m-dominique-bussereau-sur-la-conference-ambition-france-tran-24-septembre-2025