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Il est de bon ton, dans tous les milieux, de l’extrême-droite à la « gauche officielle et bienpensante », en passant par le marais macroniste - qui s’en délecte à pleines plâtrées -, de pourfendre le « Wokisme et la Cancel-culture ». Ces thèmes sont devenus les Ennemis N°1 de ceux qui n’ont rien à dire. Ne leur demandez pas de définir ces termes, ils en seraient bien incapables. Ces notions ne sont pourfendues que par leur négation, sans jamais les définir, avec ou sans précision.
C’est la méthode (sans l’humour et ce n’est pas rien dans l’affaire) employée par dérision et pédagogie par le philosophe polonais en Pologne en 1956 contre la répression stalinienne qui écrivit et diffusa un célèbre poème qui entrera dans l’Histoire : « Qu’est-ce que le Socialisme ? » où il disait en substance :
« Nous vous dirons ce qu’est le socialisme. Mais d’abord nous devons vous dire ce que n’est pas le socialisme. C’est une question sur laquelle, autrefois, nous avions une idée bien différente de celle que nous avons aujourd’hui.
Bien, donc le socialisme n’est pas … » : il énumère alors une longue liste qui va de la police politique, à la répression, la prison, les camps, l’invasion par les chars staliniens de son pays, dont on extraira pour cause d’actualité de Macronisme aigu ces quelques phrases bien senties, hier comme aujourd’hui :
« Une société où quelqu’un est mieux parce qu’il ne pense pas du tout.
Un État dont le gouvernement définit les droits de ses citoyens, mais dont les citoyens ne définissent pas les droits du gouvernement.
Un État qui connaît toujours la volonté des gens avant de la leur demander. Un État qui peut les maltraiter impunément.
Un État dans lequel une conception de l’Histoire fait la loi. »
Et il concluait : « Voilà la première partie. Mais maintenant, attention, nous allons vous dire ce qu’est le socialisme. Bien : le socialisme est une bonne chose. »
Aujourd’hui, on pourrait conclure : « Le Wokisme et la Cancel-Culture sont des mauvaises choses ». Mais bien sûr, sans jamais prouver quoique ce soit. La Libre Pensée, qui ne se reconnaît nullement dans ces deux notions, constatant que le wokisme et la Cancel-Culture n’existaient que dans le cerveau perturbé des réactionnaires de tout poil, a édité un numéro de sa Collection Arguments sur ces questions. Vous pouvez vous le procurer au prix modeste de 5€ à la librairie et sur le site de la Libre Pensée : ARGUMENTS 19 Wokisme, cancel culture (fnlp.fr). Vous apprendrez plein de choses.
On croit discerner que ces notions indiquent un refus de l’Histoire et une réécriture de la Mémoire. La Revue catholique internationale Communio, revue prestigieuse qui reflète la pensée de beaucoup d’Eminences ecclésiastiques et même de Papes, vient de publier son numéro trimestriel sur « La Mémoire ». On y lit des choses très intéressantes.
Il existe depuis 1974, sur une décision de Maurice Druon, une Délégation aux célébrations nationales devenue en 2011 un Haut Comité aux commémorations nationales. Il a volé en éclats en 2018 quand il a inscrit dans la liste des commémorations nationales Charles Maurras pour le 150e anniversaire de sa naissance. Branle-bas dans le landerneau macroniste, la Ministre annule d’autorité cette décision.
Pascal Ory proteste en rappelant une chose très juste : commémorer n’est pas célébrer. Pierre Nora regrettera quant à lui la « dictature de la mémoire face à l’Histoire ». Mémoire ou Histoire, tout le débat est là. Commémorer n’est pas célébrer et encore moins approuver. On commémore à juste titre les crimes monstrueux du Génocide de 6 millions de Juifs durant la Seconde guerre mondiale, aucun esprit éclairé ne célèbre ni n’approuve cette monstruosité.
En conséquence, commémorer Charles Maurras, dont on ne peut nier une certaine place dans l’Histoire de ce pays, que l’on apprécie ou pas, ce n’est pas le célébrer ni l’approuver. Cela aurait même pu être l’occasion d’expliquer à l’opinion publique son rôle néfaste et réactionnaire qui l’a conduit de la détestation de la République, « La Gueuse », à la participation active au Régime de Vichy, agent des Nazis et à sa condamnation pour cela à la Libération.
Commémorer Maurras aurait pu être l’occasion de rappeler son rôle dans les délires antisémites, antimaçonniques et antisocialistes de la IIIe République finissante. Cela pourrait être le moyen de rappeler qu’un ancien collaborateur parlementaire de l’UMP, qui allait devenir ministre de l’Intérieur écrivait dans la revue L'Action Française, il y a à peine quinze ans (Médiapart du 18 mai 2023).
Mais effacer son nom de l’Histoire, si l’on en croit les contempteurs du Wokisme et de la Cancel-Culture, c’est pourtant la pleine application de ces notions que les mêmes conspuent « officiellement ». Quand Françoise Nyssen, Ministre de l’inculture, en plein accord avec Emmanuel Macron fait cela, ils sont en plein « Wokisme et Cancel-Culture». L’hypocrisie en plus et ils n’en manquent pas.
Pour bien dévoiler cette hypocrisie, citons Valeurs actuelles, revue à laquelle il faut reconnaître une certaine expertise en matière de révision de l’Histoire. Le 23 mars 2022, on peut lire sur son site, dans le commentaire d’une déclaration du Président de la République du même jour : « Pour lui, il ne faut « pas effacer », ni « réécrire » l’Histoire. « Je suis très opposé et très sévère avec celles et ceux qui veulent déboulonner des statues », a-t-il indiqué. Avant de lâcher : « Je déteste ce truc, je suis contre la woke-culture…. « Je constate que beaucoup, dans les territoires où on veut déboulonner les statues, ne sont pas fichus de m’expliquer l’Histoire » – à savoir celle qui traite de « l’esclavagisme, de la colonisation, du commerce triangulaire ou de l’histoire (plus) récente ». Le candidat a répété sur La 1ère : « Il faut que la France assume son passé. »
On n’est jamais mieux trahi que par ses amis. Rappelons que ledit Emmanuel Macron a accordé une longue interview le 30 octobre 2019 au magazine d’extrême-droite. Que fait-il d’autre que de la « Woke-Culture » en n’assumant pas le passé de la France sur Maurras ?
Certes, il n’est pas le seul. Le média d’extrême-droite Boulevard Voltaire, qui ne brille pas par sa finesse intellectuelle - on est plus au Café du Commerce de Marcel Dassault qu’au Café Le Procope de Voltaire -, s’est illustré en calomniant Toussaint Louverture dans une grande relecture révisionniste de l’Histoire : Un bel exemple de Cancel-Culture et de wokisme d’extrême-droite ! - FÉDERATION NATIONALE DE LA LIBRE PENSÉE (fnlp.fr) On voit bien qu’un Noir qui se révolte contre l’esclavage n’est pas en odeur de sainteté dans cette annexe de sacristie quelque peu intégriste.
Lors du Colloque de Pontoise « Traces et mémoire de l’esclavage dans le Val d’Oise » qui s’est tenu à Pontoise en mai 2022, la Libre Pensée a expliqué qu’elle était totalement opposée à éradiquer les traces du passé, mais au contraire, qu’il fallait les laisser en les expliquant, notamment à travers des panneaux explicatifs posés à côté des monuments et statues litigeuses.
Pour les statues religieuses, calvaires, crèches de Noël dans les mairies, la Libre Pensée a la même position. Il existe la loi de 1905 de Séparation des Eglises et de l’Etat qui prohibe, A PARTIR DU 1ER JANVIER 1906, toute érection de symboles religieux dans les espaces publics ou officiels. Mais 90% de ce patrimoine religieux a été érigé AVANT 1906, il n’est donc pas concerné par cette prohibition mais, au contraire, protégé. Comme il n’existe pas de Loi de Séparation de l’Etat, de la Mémoire et de l’Histoire, cette prohibition n’existe pas pour les autres monuments et statues.
« La Mémoire », comme le rappelait Condillac dans son Traité des sensations de 1754, « est le commencement d’une imagination qui n’a encore que peu de force ». Aristote et Plotin le diront aussi, bien avant lui : « Il ne peut y avoir de mémoire sans imagination ». « Saint »-Augustin polémiquera violement (comme à son habitude « pour les forcer à entrer – Compelle intrare ») dans sa conception d’une « mémoire réminiscente » de tout temps. Pour lui, si on rêve du Paradis, c’est qu’il existe et qu’on l’a déjà connu. La Mémoire n’est qu’un passé qui remonte.
Il ne s’agit pas pour l’Humanité de réfléchir, chercher, raisonner rationnellement et ouvrir de nouvelles portes et de construire de nouveaux chantiers, elle doit seulement faire resurgir sa mémoire originelle. Tout est écrit, il n’y a rien à trouver et à chercher. Il ne faut rien inventer (la science est cantonnée au « Comment » et ne doit jamais chercher le « Pourquoi »), tout est de toute éternité. Il n’y a aucune place pour l’être humain dans ce raisonnement, il doit obéir à son destin qui est écrit et non écrire sa propre destinée.
C’est ce que reprend sur le plan de la Franc-Maçonnerie, René Guenon et sa « Tradition primordiale ». Chercher l’avenir, c’est retrouver le passé. On comprend que, dans ce type de système de pensée, Prométhée n’a aucune place, ni la Révolte et encore moins les Révolutions. Rien ne doit changer, tout doit être retrouvé.
Il y a aussi une réflexion très intéressante dans ce numéro de Communio. La Mémoire (appuyée et nourrie par l’imagination) est d‘ordre spirituel et religieux. Chacun a la sienne qui correspond à ses désirs et à sa « conscience », chacun a sa mémoire propre. L’Histoire, en faisant une interprétation commune des faits, « laïcise » la Mémoire et l’offre à tout le monde. La Séparation du Spirituel et du Temporel (des Eglises et de l’Etat) passe donc aussi entre la Mémoire et l’Histoire. Cette Séparation garantit donc, là aussi, la liberté de conscience de chacun. La Mémoire de chacun et l’Histoire commune à tous ne peuvent être confondues, sinon il n’y a plus de liberté de conscience.
Dans le débat sur le « Wokisme et la Cancel-Culture », cet aspect n’est jamais, bien évidemment, abordé, cela ferait réfléchir les gens, alors qu’il faut les abrutir par des concepts fumeux, ténébreux et brouillardeux. Comme le disait Enguerrand de Marigny au chevet de Philippe le Bel, qui lui demandait si le peuple l’avait compris : « Ne demandez pas au peuple de comprendre, il cesserait d’obéir ».
En mélangeant Mémoire et Histoire, on ne fait qu’enfumer le débat. La Mémoire est d‘ordre individuel, l’Histoire est sociale, donc d’ordre collectif.
Christian Eyschen