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Billet de blog 2 juin 2022

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Dur à cuire

On parle volontiers de la protection de l'enfance quand elle dérape, rarement quand elle remplit sa fonction. Lien Social a ouvert son site aux témoignages de professionnels de terrain qui déroulent leur quotidien faits de ces petits riens pourtant si importants. Ingrid Romane nous propose un récit tout en émotion et en retenue qui ne peut laisser personne insensible.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il a sept ans, un an de moins que sa grande sœur, trois ans de moins que son grand frère et quatre de plus que la plus petite.
Aujourd’hui est prévu un repas fratrie.

Nous nous réunissons une fois par mois autour d’un plat convivial, pour un moment de partage et de franche rigolade, et ce soir c’est crêpe party.

C’est l’heure de se retrouver, mais l’ainé manque à l’appel. Il est introuvable sur la maison. Il est parti sans prévenir jouer avec d’autres enfants, à l’autre bout de l’établissement. Je prends le parti de ne pas lui courir après. Il nous rejoindra, quand le souvenir de ce repas tant attendu lui reviendra.

Ses frères et sœurs sont déçus. Ce temps est tellement important, qu’ils n’avaient même jamais imaginé que l’un d’eux serait absent. A table, un vide se fait sentir, les enfants essaient tant bien que mal de le remplir, mais les émotions les rattrapent vite. Surtout elle, cette fillette de huit ans qui après l’attente et la tristesse, laisse place à l’inquiétude.

Au moment d’attaquer les crêpes sucrées, bavant sur la pâte à tartiner que les enfants guettent depuis leur arrivée, voici que le grand arrive. Très en colère. Il est survolté, personne n’est venu le chercher.

Un éclair de joie se lit sur les visages des plus petits, enfin soulagés et heureux de pouvoir rattraper ce temps sans lui. Mais les petites mines se referment, interrogées par cette voix qui parle vite, fort et qui emploie des mots violents. Un voile de silence les envahit. Ils en lâchent leur crêpe dégoulinante de chocolat et attendent la suite.

Grand garçon de dix ans enchaine les mots qu’il voudrait convaincants, pour justifier son retard, mais rien n’y fait. Lui et moi savons que cette tentative est vaine, il est hors cadre…

Sa colère est telle que son corps tout entier est incapable de se poser et d’arrêter d’être en mouvement, ses mots n’arrivent pas à exprimer sa déception. Son assiette, encore propre, l’attend sur la table. Il lui tourne autour, mais ne peut s’asseoir sans en avoir dit un mot à ces petits qui ne comprennent pas ce débordement et qui attendent de savoir quelle attitude adopter.

L’émotion est trop grande, l’atmosphère si tendue que la grande de huit ans fond en larme et se blottit dans mes bras, m’expliquant à quel point le comportement de son grand frère lui rappelle celui de ses parents. Elle a peur, elle pleure.

Malgré les tentatives, le jeune homme n’arrivera jamais à s’asseoir et les autres ne pourront pas sortir de leurs émotions. Le clap de fin a sonné, il est impossible de finir le repas dans ces circonstances. Chacun rentre dans sa maison.

Après quelques échanges avec chaque enfant, j’organise un temps improvisé où les frères et sœurs peuvent se retrouver pour clôturer cette soirée sur une note positive où chacun pourra se rassurer et s’expliquer.

Les petits pyjamas se retrouvent, mais le grand reste figé. Il se réfugie dans mes jambes me murmurant un larmoyant « j’ai honte, j’ai honte, aide-moi à parler  ». Les enfants sont toujours pris entre la terreur et désormais la tristesse, à la vue des larmes de ce grand. Il finit par se jeter à leur cou, pleurant, reniflant, s’essoufflant, balbutiant ses mots à lui : «  Pardon, pardon, je ne suis pas comme eux, pardon. Je ne ferai jamais la violence comme papa et maman, pardon. Je ne serai plus jamais en retard pour nos rendez-vous, pardon. Vous êtes ma priorité, je ne vous abandonnerai plus jamais, pardon.  »

Si la grande sœur a eu besoin de me regarder tout du long, envahie par l’émotion elle s’extirpe rapidement de ces bras ; le plus petit s’est retiré de cette effusion de larmes en quelques mots lâchés : « Oh, tu sais, moi ça ne m’a même pas fait de la peine, je suis un dur à cuir ! » Il renifle et explique son petit menton tremblotant et ses petits yeux mouillés par le sommeil qui arrive.

Un dur à cuir, ça ne pleure pas.

Les enfants de sept et huit ans restent ensemble.

Mademoiselle me demande de rester avec eux, elle a envie de parler, de lui parler, de lui raconter.
« Tu sais, je veux lui raconter Paris, tu sais le truc ».

Je sais. Oui, je sais. Et lui ne sait pas, pas encore.

Je le prépare. J’essaie. Comment préparer un enfant à entendre une histoire si difficile…
Mais maintenant qu’il a entendu parler de cette chose entourée de mystère, il veut savoir.
« Ne t’inquiète pas, je suis un dur à cuir, ne l’oublie pas ».
« Je n’oublie pas, mais toi aussi, n’oublie pas qu’un dur à cuir à le droit de ressentir des émotions, de les exprimer et même de pleurer ».
Ils s’assoient sur le lit, en tailleur, face à face, petit dur à cuir me tourne le dos, et mademoiselle est face à moi, son regard va me chercher plusieurs fois pendant qu’elle contera son histoire.
Le ton est grave et les mots s’enchainent.
Elle raconte, elle s’autorise enfin à raconter cette intrusion.
Elle nous a raconté à nous, les adultes, cette même semaine cet évènement qui envahit ses nuits, depuis tant d’années. Et, ce soir, elle le lâche à son frère.
« Il doit savoir lui aussi, c’est mon frère et il doit comprendre qui est notre papa ».


Pendant près de dix minutes, elle expliquera à ce petit frère comment ce papa si idéalisé a intrusé le corps de sa sœur, dans tous ses orifices.
Le corps de ce petit bonhomme se tend, se raidit au fil de l’histoire. Ses petits poings se ferment, il se préparent à exprimer ce qu’il aurait fait, si lui avait été un adulte, et surtout, si lui avait été là.


Il bégaye, mais avec rage il mime « moi si j’avais été là, j’aurais fait ça à maman  ». Il agite ses petits poings et il boxe dans le vide le visage de cette maman qui, pourtant n’était pas là au moment des faits. Pourquoi elle ? « Parce que elle, elle n’a rien fait pour protéger ma grande sœur ! Elle n’aurait jamais dû la laisser avec lui !  ». Il agite maintenant ses pieds, il tape dans le vide, le corps de ce papa qui était jusqu’à présent pourtant ce père plein d’alcool, mais sans violence qu’il idolâtrait. Il renifle et se jette sous le lit. Sa grande sœur le rejoint. Ils font dépasser leurs petites têtes, ils me regardent d’en bas et lui me demande «  Et maintenant, vous allez lui faire quoi à lui ? Il va aller en prison j’espère !  »
Mademoiselle s’agite, elle pousse des petits cris, elle se met en mouvement. Elle sort du lit, a besoin de courir. Elle a raconté son histoire et maintenant c’en est trop, elle doit extérioriser, par le corps, les émotions qui l’envahissent. Dans cet élan, son frère la suit et face à moi, toujours les poings serrés, il a besoin d’encore le dire : « Je suis vraiment un dur à cuir, tu as vu ! Je suis très en colère, et je suis triste, mais je ne pleure pas ! »

D’un petit sourire je lui propose si le dur à cuir a besoin d’un câlin.
Il se jette dans mes bras et me serre avec une force que je ne lui connaissais pas. Son corps se détend, en me relevant, je sens mon t-shirt mouillé …

Ce petit dur à cuir s’est enfin autorisé à verser une larme…

Mais chut, on ne le dira à personne, c’est un secret entre mon épaule et lui.

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