Depuis quelques temps, on voit revenir, avec angoisse, la stigmatisation de certaines communautés, dont les membres seraient épinglés comme suspects, a priori, du simple fait de l'appartenance à leur groupe. Outre ce que ceci présente d'injuste, de dangereux par rapport à nos principes fondateurs, et d'inquiétant par l'invite qui est proposée à la population de se désigner un ennemi intérieur et de monter les groupes les uns contre les autres, on peut voir, dans cette démarche, quelque chose que je voudrais souligner ici. Cela concerne les notions de faute et d'emprise.
Pourquoi est-ce que les régimes totalitaires ne se contentent pas de gouverner en empêchant que s'expriment les contre-pouvoirs ? Pourquoi l'emprise qu'ils souhaitent avoir sur le peuple s'accompagne-t-elle toujours d'abus de pouvoirs, d'humiliations, de culpabilisations, de stigmatisations, voire de persécutions et de génocides envers une certaine partie de la population? (et ce jusqu'à ce que les dits-peuples finissent, en général, par renverser leurs tyrans...) Serait-ce uniquement pour le plaisir sadique de faire du mal à autrui ?
J'avais tenté d'aborder cette question sous l'angle psychologique sur un billet « Pourquoi les dictatures finissent-elles toujours par s'effondrer ».Je vais tenter ici de compléter ce que j'avais écrit alors.
Le phénomène de l'emprise est maintenant bien étudié : on trouve des explications de ses mécanismes à la fois dans les études de psychologie sociale, qui sont utilisées depuis longtemps dans la publicité, la propagande, et le management. Et l'on en trouve une autre version dans les écrits des médecins du travail, psychiatres et psychologues cliniciens qui démontent les enchaînements de cause ayant conduit leurs patients victimes d'emprise à la dépression ou à l'épuisement. Avec un temps de retard, hélas, par rapport au développement de ces techniques dans la société.
Je décrirai dans un billet ultérieur les éléments de la mise sous emprise, mais un des aspects fondamentaux de celle-ci est l'objet de ce billet: c'est la notion de sentiment de culpabilité, et celle desentiment d'infériorité.
Ceux qui veulent avoir de l'emprise sur quelqu'un, une emprise toxique ( et pas celle du parent ou de l'éducateur qui veut transmettre à l'enfant, avec bienveillance, du savoir ou des valeurs morales) veulent prendre un pouvoir exagéré sur l'autre, au point que celui-ci ne puisse obéir à son libre-arbitre mais soumette le gouvernement de ses pensées et de ses actes au désir de celui qui veut être le maître. Pour cela il faut pour le futur abuseur, mettre sa victime dans une situation de sujétion qui n'a pas lieu d'être entre adultes (du moins, depuis que l'esclavage a été aboli). Il faut donc lui faire retrouver une position d'enfant, obligé de s'en remettre à l'adulte.
Pour obtenir cela, l'abuseur va faire perdre à sa future victime ses repères (cf article suivant) et, obligatoirement, la mettre en situation d'infériorité et de culpabilité. En effet, à elle seule, la perte derepères ne suffit pas : car les valeurs de la personne, et son estime de soi, peuvent lui permettre de relever l'abus et de s'opposer. Ce qui est indispensable, pour que l'emprise se mette enplace, c'est que la personne ait d'elle-même une vision dégradée. L'abuseur parvient à cela en lui imposant des désignations, des gestes, ou des conduites dégradantes (par exemple, faire subir à des femmes quel'on veut prostituer des viols collectifs ; mais cela peut être aussi une répétition des mêmes petits motshumiliants, prononcés soit-disant pour rire, mais qui se mettent à entraîner chez la victime d'emprise une image disqualifiée d'elle-même).
Quant à la culpabilité induite, elle est la condition de l'emprise car elle entraîne celui qui y est soumis à mettre l'autre en position de juge intègre. Donc supérieur à soi. Les pervers, mais, au-delà d'eux, tous ceux qui utilisent ces tactiques perverses dans le management ou la propagande, savent bien, quand une culpabilité de leur part pourrait être révélée, renverser la faute et se mettre à attaquer leur victime, ou le témoin gênant ( cf certaines discussions ou interviews politiques, et ce, depuis qu'elles existent : quand on est témoin del'extérieur, on a envie de souffler au journaliste de ne passe laisser, lui, mettre en question par l'homme politique acculé qui contre-attaque). Attaqué, celui-ci, s'il n'est pas au courant qu'il s'agit, pour son interlocuteur, d'une tentative de s'exonérer de ses responsabilités en lui faisant porter sa faute, peut commettre l'erreur de tenter de se disculper, sans serendre compte que, à ce moment-là, c'est qu'il accepte de faire passer le futur abuseur du statut d'éventuel coupable, à celui de juge. La personne enfermée dans cette stratégie, se dépossède peu àpeu de son propre libre-arbitre pour se mettre à penser à la place de l'abuseur. C'est une des raisons pour lesquelles les enfants battus défendent leur parents, les femmes maltraitées mettent tant de temps à quitter leur époux violent, et les otages embrasser parfois la cause de leur ravisseur (cf lesyndrome de Stockholm).
Quant à celui qui use de ces stratégies pour aliéner l'autre, il s'enfonce en général dans une spirale sans fin. En effet, lui-même trouve très confortable de faire porter par l'autre ses sentiments de honte et de culpabilité. Son narcissisme s'en trouve valorisé. Mais, se faisant, sa faute réelle augmente. Ce qui le conduit à la nécessité de nouvelles humiliations et mises sous emprise pour bien se prouverque lui est au-dessus de ça. Qu'il est non-coupable, et que l'autre est bien le minable qui justifie la maltraitance. Les multiplications des actes de tortures dans certains régimes totalitaires semblent représenter un aspect extrême de ce mécanisme.
On peut tenter de faire un lien avec certains évènements survenus en France depuis un certain temps : projet de détecter les futurs délinquants dès l'âge de trois ans ( comme s'il existait une catégorie de personnes qui, dès la petite enfance, avait un destin de délinquant programmé ), stigmatisation de personnes suivant leur groupe ("roms"en dernier lieu) ou leur lieu d'habitation (" bassins de délinquance ", "quartiers sensibles", "zones de non-droit"...). N'y a -t-il pas, inclus dans ces faits, une discrète ( pas toujours) mais certaine disqualification de l'autre, qui pourrait avoir pourconséquence, à la fois de valoriser ceux qui mettent en place ces catégories, ainsi que ceux qui ne font pas partie des groupes épinglés, mais aussi de dévaloriser les populations incriminées ? Cela peut conduire les populations stigmatisées à se vivre, in fine, comme des êtresde catégorie inférieure, et, peut-être, de freiner les contestations éventuelles. Ainsi le féminisme atenté de réduire une ancienne mais constante disqualification des femmes qui leur faisait accepter une soumission de fait ( Les femmes traitant certaines de leurs consoeurs de "putes" ne réalisent probablement pas qu'elles participent par là-même de l'aliénation de toutes). De la même façon, les évaluations volontairement négatives préconisées par uncertain type de management, jouent sur cette infériorisation pour augmenter la soumission du salarié. Dans les cas d'infériorisation institutionnelle, la menace d'être infériorisé pousse ceux qui ne le sont pas à adhérer au point de vue de l'abuseur (phénomène du bouc-émissaire).
Quant à la culpabilisation publique ( si l'on peut comprendre comme cela la menace de suppression des allocations familiales ) des parents des jeunes absentéistes scolaires, alors que les dits-parents sont eux-mêmes souvent au désespoir de voir leur progéniture se fermer son avenir en séchant lescours, comme le projet de punir les parents des enfants délinquants, peuvent faire penser à un mécanisme de défaussement de la responsabilité publique ( suppression des Rased,enseignants non remplacés, etc.), par le biais d'une culpabilisation de personnes victimes, si l'on accepte de considérer comme tels des parents qui voient leur enfant devenir rebelle àl'autorité au point de rentrer en délinquance. Et, pour poursuivre la comparaison, la question d'une faute irréductible, n'a-t-elle pas été portée par des générations de femmes, qui devaient souffrir pour se racheter, et accepter le joug masculin, à cause, soi-disant, del'une d'entre elle qui aurait commis le grave crime d'avoir été gourmande du fruit de la connaissance ?