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Billet de blog 2 mars 2024

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C'est l'histoire d'un soulagement (maltraitance et angoisse)

Chaque fois qu'une ancienne victime témoigne publiquement de ce qu'elle a subi et de son parcours pour se libérer de son traumatisme, je suis émue. Ce texte part de cette émotion.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Je n'ai pas pu avoir un rendez-vous avec le docteur X avant six mois pour le contrôle, or le renouvellement doit se faire en mars... ».

« Ce n'est pas un problème, à la Sécu ils savent que c'est dur d'avoir un rendez-vous... ». La secrétaire du-dit médecin est chaleureuse et rassurante.

« Mais ils ne vont pas arrêter la prise en charge ? ».

« Non, non, si vous avez un rendez-vous, même dans 6 mois, c'est prolongé... ».

Un énorme soulagement m'envahit, et je réalise que je vis depuis plusieurs mois sous un régime de peur.

Peur d'accord, mais de quoi ? Si j'écoute mes pensées, cela tournerait autour de la peur qu'on me prive de ce dispositif médical qui m'aide bien. Je me suis d'ailleurs renseignée pour savoir si je pourrais l'avoir sans remboursement, et c'est possible. Donc je ne devrais pas avoir de craintes et, surtout, j'aurais dû rappeler la secrétaire pour expliquer depuis longtemps mon problème de rendez-vous en ligne. Mais elle n'a pas répondu à deux ou trois appels et j'ai abandonné.

Si je l'avais rappelée, elle m'aurais apporté cette réponse beaucoup plus tôt. Mais je ne l'ai pas fait. Pourquoi ?

Je sais que la peur est paralysante, mais quand même...

Cette peur est profonde, je la connais bien.

Je dirais même que je la reconnais.

Cette peur, elle revient en ce moment à propos de mes voisins qui me font convoquer par un médiateur de justice pour des travaux. Là encore, pas d'attitude rationnelle comme prévenir mon assurance qui a déjà eu à me soutenir dans ce cadre : je n'y ai même pas pensé. Je suis restée avec ce souci en tête qui aurait tendance à m’obséder et que je repousse vaillamment, mais souvent, parce que cela a tendance à m'envahir.

En fait, cette peur est présente tout-le-temps, au-devant de la scène ou en fond sonore (j'avais même fait, il y a longtemps, un rêve où j'habitais une maison qui s'appelait « Peur » et dont chaque pièce recélait un danger, c'est dire !...). Je crois qu'elle est aussi dans l'émotion devant le témoignage d'une ancienne victime, émotion qui peut me conduire aux larmes.

C'est bizarre, après toutes ces années d'analyse. Cependant je la gère mieux qu'avant, cette peur : enfin, il me semble...

Si je cherche plus loin, je vois ma mère. Plus exactement, je retrouve un sentiment affreux qui est la peur de la voir survenir pour me dire que j'ai tort et me punir ou me frapper. Ce qui était le pire, dans mon enfance d'enfant battue, ce n'était pas les claques répétées, c'était qu'on ne savait jamais quand elles allaient arriver. Cela créait une ambiance psychique particulière, une attente anxieuse qui n'avait d'apaisement que temporaire. Si on n'était pas tapés un jour, on allait sûrement l'être le lendemain, ou le jour d'après. Le reste du temps elle pouvait être gentille, alors on oubliait.

Je fais le lien, parce que mon vécu est le même, entre cette peur constante (mon frère m'a dit « elle me terrorisait ») et ma peur des administrations, ma difficulté à gérer des conflits financiers, de pouvoir ou de territoire, comme si l'instance qui était en face de moi était toute-puissante... et malveillante.

Ce qui est difficile, c'est d'admettre que, tant d'années après, ces traces sont encore en moi et déterminent des attitudes dont je ne veux pas, dont je suis consciente, mais qui s'imposent à moi, quoique de façon masquée.

Je ne suis pas la seule à avoir un conflit avec ses voisins, procéduriers et très désagréables (mais certains d'être dans le vrai quand ils m'accusent, alors que c'est eux qui me persécutent depuis longtemps). Je pense que je vais le gérer. Mais cela me fait du mal de me retrouver encore confrontée à cette persécution. Et je pense que si je n'avais pas à lutter contre mon angoisse profonde, je m'en débrouillerais mieux.

A la fin de mon travail analytique, j'avais conscience que, devant le silence de mes différents psys, quelque chose n'avait pas eu lieu. Ils ne m'avaient jamais donné les paroles encourageantes dont j'aurais eu désespérément besoin. C'est vrai que je donne le change : même si j'ai déversé des torrents de larmes chez tous ces professionnels, j'ai développé une force en moi qui me fait toujours rebondir, même aux pires moments. Cela illusionne. Ils n'ont pas dépassé l'image. Ils ont parfois nié mes traumatismes parce que mon évolution était favorable. On a critiqué ma conscience de m'être faite toute seule comme étant de la prétention, comme si je voulais sortir de la chaîne des générations et refusais d'être reconnaissante envers mes parents.

Ce n'est pas parce que je me débrouille seule depuis toujours que je n'ai pas besoin que l'on m'aide, ou au moins que l'on comprenne à quel point tout est et a toujours été difficile pour moi. Cela s'appelle de la résilience, mais il faut savoir que cet arbre solide que l'on plante dans la terre, il s'appuie en fait sur des sables mouvants et le résilient doit en permanence retrouver l'équilibre, car celui-ci est toujours susceptible d'être perdu.

Ainsi ces pseudos-psychanalyses m'ont conforté dans le fait que je devais me débrouiller seule, que j'avais bien réussi jusque-là. Et ma peur ? « Enfin quand même, vous n'êtes plus une enfant ! ».

Euh, si ! Elle est encore là, la petite fille humiliée par sa mère. J'essaie de lui prendre la main, mais elle fait la forte, comme on le lui a appris. Dans la réalité elle se fait rabrouer souvent, en fait, parce qu'elle ne fait pas tout parfaitement « Enfin toi, tu ne peux pas en être encore là ! ».

Ah, pardon de ne pas être parfaite.

Souvent les résilients, quand ils traversent un moment difficile, rencontrent ce genre de remarques. Cela leur paraît particulièrement injuste, et infiniment douloureux, parce que eux, souvent, aident les autres.*

Mais qui aide les résilients ?

En ce moment la parole des victimes d'abus sexuels, notamment dans l'enfance, « se libère » comme on dit. Il faut comprendre le courage que cela demande de retrouver ces faits dans la mémoire, de comprendre l'emprise que l'on a vécu, d'interroger ce sentiment de culpabilité et de honte avec lequel on vit depuis toujours. Il faut regarder avec courage les ravages que cela a eu dans sa propre vie, dans sa vie amoureuse, sexuelle, affective, professionnelle, sociale... sans que l'on ait fait jusque-là les liens avec ces anciens traumatismes plus ou moins oubliés ou que l'on a cru avoir dépassés. Il faut se pardonner de ne pas l'avoir réalisé avant.

Et puis il y a le jour où l'on parle. Mais il faut comprendre que le jour où l'on parle, l'ancien enfant blessé est là, il n'est pas guéri, il commence juste à se secouer comme un chien mouillé pour se débarrasser de cette souffrance qui l'entrave. Mais il est encore très vulnérable parce que sortir de l'emprise, c'est long.

Il y a une emprise inconsciente, c'est celle qui, moi, me fait avoir peur, encore, pour rien. Enfin, pour un rien qui n'est pas rien pour moi parce qu'il rappelle à mon inconscient tant d'expériences de maltraitances... Et cette emprise-là, qu'elle est longue à partir « pour de vrai »... C'est cette emprise inconsciente qui fait éviter à une victime de passer dans la rue de son ancien agresseur des années, voire des décennies après, ou qui la pétrifie si elle le croise en ville ou si on lui parle de lui alors qu'elle était certaine d'avoir dépassé « çà » depuis longtemps. Oui, elle l'a dépassé, mais il y a un reste à charge... inconscient. La culpabilité de l'agresseur qu'il a déchargée sur sa victime laisse des traces sous forme de culpabilité inconsciente, qui est particulièrement dure à traiter.

Certains psys pensent que c'est du masochisme, qu'à force d'avoir mal, ou peur, on se complait dans la douleur ou l'angoisse. Je pense qu'ils se trompent, et que la mémoire traumatique insiste pour rappeler que l'on a été mis, enfant, à cette place là, et que c'est donc la sienne.

C'est trop facile, en fait, de culpabiliser les victimes. En faisant cela, on répète leurs traumatismes.

Il vaudrait mieux commencer par les comprendre, pour qu'elles-mêmes se comprennent...

* J'avais écrit et publié sur Mediapart en 2009 un texte sur les difficultés que rencontrent les résilients: "Des trous dans la résilience: charité bien ordonnée commence par soi-même"

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