A propos de l'entretien public de la peur, et les raisons que peuvent avoir des dirigeants d'instiller celle-ci, je livre ici les réflexions qui me sont venues après avoir lu l'article de Pascal Mournard sur l'incitation à la dépendance (http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/pascal-mournard/071008/la-tendance-est-a-la-dependance) .
Je pense, et je ne suis pas la seule, que la stratégie de la peur est délibérée. Elle permet aux dirigeants, gouvernants, chefs d'entreprise, etc. d'avoir affaire à des populations qui ne sont pas en pleine possession de tous leurs moyens. Quand on a peur, on est en défense, les sens orientés vers le risque du danger. Cela augmente le pouvoir et le prestige de celui par qui le danger peut arriver. De plus, cela diminue considérablement les risques de contestation. Comme le dit Pascal Mournard "Plus l’Etat interdit, plus il oblige, plus il punit et plus il retire à un individu de la confiance et lui permet de douter de lui-même, doute propice à certaines formes de soumission, voire de paranoïas."
L'état, pour des raisons de stratégie de maintien de pouvoir, met en place des situations qui déstabilisent l'individu, et, par là, il sort de son rôle de protecteur des citoyens. Quand, par exemple, on est obligé de rouler à 30 km à l'heure dans une courbe, avec des automobilistes qui klaxonnent derrière, pour ne pas être attrapé par un radar et payer une forte amende, on est, de fait, dans une logique de la soumission. La soumission étant l'instrument de l'aliénation de l'individu.
Outre des stratégies de paix sociale et d'encouragements aux conduites voulues (consuméristes en particulier), qu'est-ce qui pousse les gouvernants à développer ces techniques aliénantes? Y a-t-il des déterminants autres que la stratégie ? Je pense que oui. Je vais développer très brièvement cet aspect de la question.
Disons, pour faire simple, que, de mon point de vue, il existe, en gros deux types de relations humaines.
D'un côté, celles où l'autre est considéré comme un autre soi-même, et où l'on essaie de trouver un équilibre relationnel entre intérêt personnel, et intérêt de l'autre, intérêt de l'individu, et intérêt du groupe, équilibre toujours à renégocier. La satisfaction dans ce type de relation peut être d'un niveau élevé, tenant autant au plaisir que l'on reçoit de l'autre qu'à celui que l'on lui donne.
Et d'un autre côté, les relations où l'autre est considéré comme "autre", irréductible à soi-même. Il peut donc être instrumentalisé et utilisé, voire sadisé, en toute impunité et sans scrupules, car on ne s'identifie pas à son éventuelle souffrance. Ce type de relation est à la base du racisme, et il permet toutes les formes de violence. Le plaisir qui en est retiré est la jouissance de l'emprise.
Evidemment, l'être humain est complexe, et peut avoir des relations de type 1 avec ses proches, et celles de type 2 avec les étrangers, ou ceux qu'il considère ainsi (ou l'inverse, telle personne très altruiste et soucieuse du lien social, pouvant se réveler un véritable tyran chez lui). Cette hétérogénéité des attitudes est même le cas le plus fréquent.
La généralisation actuelle du fonctionnement de type 2, qui dépasse les anciennes formes de racisme pour envahir tout le champ social, et en particulier professionnel, s'explique, à mon avis, par un processus d'auto-entrainement. Faire une impasse sur le sentiment de culpabilité que l'on peut avoir en faisant aux autres ce que l'on ne voudrait pas que l'on nous fasse, c'est très pratique, et, psychiquement, très économique. On ne souffre pas, et on utilise l'autre dans son propre intérêt. C'est une stratégie perverse, fort efficace à court terme. En plus, elle essaime très vite, cette stratégie : une fois essayé, et s'il n'est pas puni, ce procédé par lequel on rejette certaines personnes en leur déniant une valeur humaine identique à la sienne, devient très agréable. Les scrupules sont vite balayés par la loi du groupe "Ils n'ont que ce qu'ils méritent". De plus, il s'agit en général de transmettre à autrui ce que l'on a subi, pour se débarrasser d'un vécu désagréable. Des gouvernants, des chefs d'entreprise qui voient le monde sous ce mode, vont trouver bénéfique de monter les gens ou les groupes les uns contre les autres, chacun devenant l'”autre” de quelqu'un. Le fait d'être instrumentalisé par quelqu'un étant compensé par le fait que l'on instrumentalise quelqu'un d'autre.Tant que l'on n'est pas celui qui est au bout de la chaîne de l'instrumentalisation.
Mais, parce qu'il y a un mais, ces stratégies ne peuvent avancer qu'en s'aggravant. Il faut une marche en avant pour ne pas s'arrêter et se poser la question de ce que l'on est vraiment en train de faire, ou de ce que l'on a vraiment fait. Parce que la satisfaction vient de l'emprise. Or, une fois qu'on a l'emprise, si on en reste là, la satisfaction cesse car celle-ci vient de la prise du pouvoir, pas du pouvoir lui-même. D'où, dans la sphère privée, le donjuanisme (une séduction ne suffit pas, il faut qu'elles se succèdent), la violence aux femmes qui croît et peut conduire à la mort (les gestes violents et les manoeuvres perverses vont toujours en s'aggravant). D'où, dans la sphère professionnelle, le harcèlement qui aboutit, parfois, au suicide du salarié (il ne suffit pas de jouir de l'emprise que l'on a sur le bouc-émissaire, il faut réitérer les intimidations en allant toujours un peu plus loin). D'où, dans la sphère sociale, la généralisation des tactiques de contrôle punitif, comme les nomme P Moumard, des humiliations administratives répétées et des empiètements progressifs de libertés.
Outre le fait qu'une emprise qui ne se prouve pas en continue par des faits répétés, a tendance à diminuer, un autre mécanisme justifie l'augmentation du phénomène : c'est que les personnes aliénées souffrent de leur perte de liberté et de la maîtrise infligée. Il n'y a qu'une réactivation permanente de la peur, et du transfert de culpabilité, qui peut les empêcher de se rebeller
On peut faire l'hypothèse que cette instrumentalisation et humiliation de l'autre correspond à la projection sur autrui de ses propres sentiments d'infériorité. Phénomène naturel mais empêché, d'habitude, par les lois morales et l'identification à autrui qui représentent le degré supérieur de l'humanisation.
Le problème est donc que ces tactiques ne correspondant pas à un équilibre, elles ne peuvent s'accompagner que d'une course en avant. Je fais l'hypothèse que, entre autre, le désastre économique qui s'amorce a à voir avec ce mécanisme.
La seule lueur d'espoir que j'entrevois, dans cette généralisation quasiment mondiale de ces tactiques (dont le management moderne et la communication d'influence sont les outils) c'est que personne ne se sent bien d'être instrumentalisé, et que par conséquent, ces stratégies ne peuvent être pérennes. Les régimes tyranniques finissent toujours par être renversés, et nos peuples ont une culture démocratique qui va les aider à sortir de l'aliénation. Surtout s'ils prennent conscience qu'une partie de leur malheur vient de là.