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Billet de blog 8 mars 2009

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Quels sont les facteurs psychologiques à l'oeuvre dans l'acceptation des abus de pouvoir ?

Je ne veux pas parler ici de l'abus de pouvoir, mais des conditions qui lui permettent d'advenir, c'est-à-dire des mécanismes psychologiques en cause dans l'acceptation, voire l'encouragement, de pratiques que, théoriquement, on réprouve.Même si la notion de morale est en déclin et qu'on lui oppose l'éthique ( bien en cour, elle, et censée ne pas déboucher sur des abus faits au nom du bien) nous avons cependant pour la plupart d'entre nous, intégré le sens du bien et du mal dans la structuration de notre psychisme.

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Je ne veux pas parler ici de l'abus de pouvoir, mais des conditions qui lui permettent d'advenir, c'est-à-dire des mécanismes psychologiques en cause dans l'acceptation, voire l'encouragement, de pratiques que, théoriquement, on réprouve.

Même si la notion de morale est en déclin et qu'on lui oppose l'éthique ( bien en cour, elle, et censée ne pas déboucher sur des abus faits au nom du bien) nous avons cependant pour la plupart d'entre nous, intégré le sens du bien et du mal dans la structuration de notre psychisme.

Je fais partie de ceux qui pensent qu'il n'est pas si difficile de définir ces deux notions, au moins sur un plan général : selon moi agir dans le sens du bien, c'est avoir une action qui fait du bien à autrui, agir le mal, c'est faire du mal à autrui. Etant supposé que notre égoïsme naturel nous pousse d'abord à nous faire du bien sans se préoccuper des conséquences que cela a pour les autres, l'éducation, par le biais du surmoi et de l'idéal du moi, va nous apprendre à penser collectif et à pouvoir s'identifier à l'autre afin de ne pas lui nuire. Ma définition est sommaire, mais il me semble important de commencer par une formulation simpliste pour sortir du relativisme contemporain qui a d'incalculables conséquences.

Quel rapport entre la morale et l'abus de pouvoir ? Ce n'est pas très difficile à comprendre : si le pouvoir est neutre, l'abus de celui-ci signe par contre le dépassement d'une ligne jaune, l'utilisation de ce pouvoir, non pour faire du bien à l'autre, mais pour lui nuire. Quiconque a le pouvoir est tenté d'en profiter. C'est pourquoi il y a des lois, et des règles morales ou des usages, qui sont là pour empêcher au maximum que ceux qui détiennent le pouvoir, dans une famille, dans une entreprise ou par mandat électoral, n'en abusent.

Il n'est pas dans mon propos, ici, de démonter le mécanisme du passage au pouvoir absolu. Pour ceux que cela intéresse au niveau conjugal, je conseille vivement la lecture du livre de Marie-France Hirigoyen « Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple », chez Oh ! Editions. Cet auteur avait été la première a décrire le harcèlement moral « Harcèlement moral, la perversion narcissique au quotidien » chez Syros. Marie-France Hirigoyen décrit bien la mise en place progressive de l'emprise, qui commence par une séduction suivie d'une phase de rejet, ce cycle se répétant, mettant la future victime dans une situation psychologique d'instabilité et de danger.

Il y a toujours eu, et malheureusement il y aura toujours, des personnes au fonctionnement narcissique, dénuées de sens moral, et donc de sentiment de culpabilité, prêtes à tout pour jouir du plaisir d'asservir autrui. Comme le décrit Marie-France Hirigoyen, ces personnes grandissent à leurs propres yeux en se servant d'autrui comme marche-pied, parfois comme paillasson, réparant en infériorisant l'autre une ancienne faille narcissique qu'ils ne veulent pas voir en eux et qu'ils font donc vivre à l'autre pour s'en débarrasser. Une abondante littérature s'est développée sur ce sujet autrefois ignoré de la pensée analytique ou psychologique, car la fréquence de ces fonctionnements ne cesse d'augmenter, notamment dans le domaine de l'entreprise(« mobbing »), mais pas seulement ( augmentation des délits sexuels, " bulliyng" au collège, etc.).

La question du pourquoi de cette augmentation, pour pertinente qu'elle soit, ne peut être traitée ici. Y répondre nécessiterait de reparcourir toute l'histoire du vingtième siècle, avec le déclin des religions, le développement de l'individualisme favorisé par l'invention de la psychologie et de la psychanalyse, la recherche du bonheur sur terre encouragée par les marchands, tout ceci rompant avec l'universalité du concept d'un destin soumis à une divinité qui nous transcende, divinité au nom de laquelle nous devions faire des sacrifices dans notre vie terrestre.

De sacrifices, il n'est (soi-disant) plus question depuis que le crédit est largement entré dans notre quotidien, afin de nous faire profiter, ici et maintenant, de tous les plaisirs qu'offre notre modernité. Ainsi, des gens peu nantis ont pu croire être enfin propriétaires d'appartements, qui ont servi en fait à enrichir des gens très riches, et à, finalement, les appauvrir eux-mêmes. « On n'a rien sans rien » énonce la sagesse populaire. Notre civilisation a prétendu le contraire, et nous sommes au début du paiement de l'addition, que certains paient en fait depuis longtemps.

La question que tout le monde se pose, à un moment ou à un autre, en ce qui concerne l'abus de pouvoir, c'est celle de l'absence de réactions de la part des proches, des voisins, des collègues ou des citoyens. C'est drôle, quand même, ce silence. Drôle, mais tragique. Comment l'expliquer ?

Je ne vais pas affronter ce problème directement, mais amener le lecteur à s'en approcher par des exemples.

Que fait parfois un enseignant qui entre dans une nouvelle classe, surtout si on l'a prévenu que celle-ci est difficile, et que de bons maîtres lui ont enseigné les ficelles du métier ? Très vite il va identifier un élève et être très sévère avec lui, voire injuste, pour « faire un exemple ». Le reste des élèves va très vite se tenir à carreau. Un responsable de club sportif me l'avait confié benoîtement « Ce groupe m'énerve, les enfants ne font rien et les parents ne sont jamais contents : je vais en vider un ou deux et après ça ira mieux ». Le même principe de la punition injuste qu va avoir un rôle d'extinction de la contestation a pu se retrouver dans d'autres collectivités ( collectivités civiles ou militaires, ou, de façon tragique, camps de concentration).

Par quels mécanismes une punition arbitraire entraîne-t-elle une moins grande remise en question de l'autorité ? Cela semble hautement paradoxal car on s'attendrait à constater l'inverse.

La première idée qui vient, c'est que c'est la peur qui est déterminante. Et c'est vrai que l'arbitraire fait peur. « Si untel est rejeté comme ça pour pas grand-chose, c'est que cela peut m'arriver aussi, donc, je m'écrase ». Mécanisme de protection tout à fait compréhensible, mais qui, s'il peut expliquer que les gens se taisent, ne suffit pas à expliquer qu'une partie d'entre eux adhère réellement à la position de l'abuseur, devenant parfois presque aussi toxique que le tyran lui-même, et niant farouchement la réalité de l'abus de pouvoir, même en leur for intérieur.

Il y a donc d'autres éléments entrant en ligne de compte, éléments dont j'ai déjà parlé ici et ailleurs, mais qu'il me semble utile de répéter.

Qu'est-ce que le syndrome de Stockolm? http://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_Stockholm

La constatation que des otages mis en danger par des terroristes peuvent cependant, après quelques jours passés en commun, devenir des défenseurs de ces terroristes, est un phénomène observé à plusieurs reprises et qui permet d'appréhender le mécanisme fondamental de l'asservissement. Mis en danger par quelqu'un qui, cependant, n'attaque pas directement chaque personne du groupe ( hormis les boucs-émissaires qui sont désignés, attaqués et exclus ou tués) les membres du groupe vont faire allégeance. Pour sauver leur peau, ils vont essayer inconsciemment de rentrer dans le « groupe-ami » du ou des tyrans. A l'instar du mammifère qui se couche sur le dos pour montrer la vulnérabilité de son ventre, ils vont se désarmer vis à vis du tyran ou du terroriste, et s'identifier à sa façon de voir. En psychologie, on appelle ça l'identification à l'agresseur :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Identification_%C3%A0_l%27agresseur. C'est la façon dont l'enfant battu, par exemple, s'identifie à son parent maltraitant, se mettant à la place de celui-ci et expliquant que c'est normal de taper un enfant aussi désobéissant que lui. Cette stratégie psychologique permet à l'enfant de sortir de sa place de victime, place très douloureuse sur le plan narcissique (de l'image de soi) et dangereuse (car si l'on est la victime d'un tyran ou d'un parent maltraitant, le risque est réel). Les victimes du syndrome de Stockolm seront conduites à adhérer aux thèses des terroristes en question, « oubliant » qu'elles ont été elles-mêmes en danger de mort. Pour les témoins d'un harcèlement professionnel, cela amènera à trouver normal l'humiliation d'un collègue, voire à s'en amuser avec le harceleur. Les adolescents ayant des conduites de bullying sont très étonnés quand on leur fait remarquer qu'ils font du mal à leur victime : leur identification va au leader maltraitant, ou au groupe, mais pas à la victime. Ils disent « On s'amusait ! ».

On comprend que les personnes soumises à ce processus ne peuvent pas facilement réaliser l'abus de pouvoir du tyran : en effet, cela les amènerait à quitter cette position défensive, et elles devraient réaliser à la fois qu'elles ont fait, ou laissé faire, du mal à quelqu'un, mais en plus qu'elles sont à la merci de quelqu'un de dangereux, et d'autant plus dangereux, d'ailleurs, qu'on lui résiste ou qu'on le perce à jour. Elles sont donc souvent longtemps imperméables aux tentatives qui leur sont proposées d'ouvrir les yeux. Un exemple de cette difficulté se retrouve dans les témoignages de proches essayant de sortir quelqu'un de l'emprise d'une secte.

Je rajoute que le dessaisissement narcissique qui fait que l'on se met à la place de l'abuseur, amène souvent à avoir une position en quelque sorte “parentale” avec lui, voyant en lui l'enfant ne supportant pas la frustration qu'il est resté : c'est son propre narcissisme que la victime dorlote chez son abuseur... au risque d'y perdre parfois la vie. Cela se retrouve nettement chez les femmes ayant subi des violences conjugales. Je ne parlerai pas ici du sentiment de culpabilité et de son transfert du bourreau à la victime.

L'aveuglement volontaire (mais inconsciemment volontaire...) que je décris plus haut est ce qui permet à l'abus de pouvoir de se mettre en place. Si ce mécanisme n'existait pas, le simple bon sens, le sens moral, ou même une stratégie raisonnée, permettrait de réaliser que miser sur un cheval méchant n'est pas une bonne idée pour gagner la course. Pour gagner une course il faut que des règles soient respectées, et notamment un pacte de non-agression de base que les tyrans foulent aux pieds à chaque instant.

De ce qui précède, on peut déduire que les transgressions par rapport au respect universel de l'autre ne sont pas des conséquences de la position tyrannique, mais indispensables à son établissement.

Je préciserais que les principes que je décris sont à l'oeuvre aussi dans des phénomènes moins dramatiques tels que l'adhésion à une idéologie ou à la pensée unique : là, si on ne peut désigner d'abuseurs, il existe cependant des phénomènes de groupe excluant ceux qui ont une pensée en contradiction avec la thèse officielle. Parfois, quelqu'un à la pensée habituellement autonome peut se mettre à répéter des poncifs, des phrases creuses ou des contre-vérités, s'abstenant momentanément d'esprit critique. Il ne sait pas lui-même qu'il est sous une certaine forme d'emprise et que c'est son envie naturelle d'intégration, qui correspond à notre besoin d'appartenance au groupe, qui l'empêche d'exercer son libre-arbitre. Pour ceux qui s'en souviennent, il fut un temps où une grande partie de l'intelligentsia française était, non seulement de gauche mais pro-soviétique. A cette époque, évoquer le goulag voulait dire être réactionnaire. Quand la thèse officielle a accepté la réalité, cet aveuglement a fondu d'un coup.

Pour conclure, je reprendrai ce qui est dit sur le court article que Wikipedia consacre au syndrome de Stockolm :

« l'agresseur doit être capable d'une conceptualisation idéologique suffisante pour pouvoir justifier son acte aux yeux de ses victimes ;

il ne doit exister aucun antagonisme ethnique, aucun racisme, ni aucun sentiment de haine des agresseurs à l'égard des otages ;

il est nécessaire que les victimes potentielles n'aient pas été préalablement informées de l'existence de ce syndrome. »

L'information est donc un facteur essentiel de prévention.

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