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Billet de blog 10 août 2016

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"Le vrai « drame de l'enfant doué », la tragédie d'Alice Miller" par Martin Miller

Ou comment une auteure experte en psychologie se comporte avec ses enfants exactement comme elle déconseille aux parents de le faire. Et comment son fils, lui aussi psychothérapeute, se sert de son expérience filiale douloureuse pour nous apprendre encore des choses sur le traumatisme et ses conséquences.

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© LB

Ce livre s'adresse en priorité aux lecteurs d'Alice Miller, et notamment à ceux qui ont apprécié son livre « Le drame de l'enfant doué , à la recherche du vrai soi » publié en 1979.

Cet ouvrage (ici) a été un best-seller mondial, en raison d'un point de vue innovant : Alice Miller se plaçait du point de vue de l'enfant et analysait les conséquences sur son développement de la maltraitance infantile qu'il avait subi. N'ayant pas relu le livre, j'en retiens surtout aujourd'hui quelques points : le fait que, pour certains enfants souffrant dans la relation avec leurs parents, soit de carences, soit de violences, soit d'abus, le développement d'une hyper-vigilance à l'environnement et, même, le développement de l'intelligence, peut être une solution pour tenter de donner un peu d'ordre au chaos vécu. Cette conception se rapproche du concept de résilience. Elle souligne aussi que les enfants ayant mis en place cette protection (on peut dire, cette défense) sont des enfants qui vont se révéler doués pour l'adaptation, souvent trop, des enfants qui vont avoir une position presque parentale vis-à-vis de leurs parents et, ensuite, de leur entourage.

Alice Miller écrivait à l'époque que le traumatisme initial non traité aura des conséquences ultérieures sur le développement de l'enfant.

Elle évoque aussi en passant un problème souvent rencontré par ces enfants doués, qui consiste en une tendance à s'effondrer devant le succès. Elle attribue ce phénomène au fait que la course en avant pour réussir de l'ancien enfant souffrant, afin de mettre sa douleur ancienne de côté, retrouve à chaque réussite une confirmation que réussir dans le présent ne rend pas sa mère bonne et, plus généralement, ne répare pas la douleur initiale, laquelle sera donc, paradoxalement, réactivée par le succès.

Ce qui est vraiment très intéressant dans la biographie « affective » de Martin Miller, c'est que l'on comprend vite qu'Alice Miller a parlé d'elle dans son livre, mais sans se rendre compte qu'elle faisait vivre à son enfant pratiquement la même chose que ce qu'elle-même avait vécu. Si elle a pu faire un lien entre ses découvertes psychologiques et ses propres traumatismes d'enfance, elle n'a pas pu prendre conscience de sa propre répétition comportementale. Cette sorte d'aveuglement, qui ne sera levé, apparemment, qu'à la toute fin de sa vie, est typique du clivage psychique qui est souvent la conséquence du traumatisme, ainsi que l'identification à l'agresseur décrite depuis bien longtemps par Sandor Ferenczi.

Les livres ultérieurs d'Alice Miller sont, pour moi, moins intéressants que le premier, parce qu'elle y développe désormais un thème unique, celui de la maltraitance parentale comme cause de très nombreux problèmes psychologiques de l'adulte. A l'époque, elle a rompu avec le mouvement psychanalytique dont elle était membre, parce qu'elle ne partageait plus les présupposés théoriques de la psychanalyse, notamment la thèse d'une origine strictement liée à la sexualité infantile et au complexe d'Oedipe comme source de névrose chez l'adulte.

La question est toujours d'actualité : c'est celle de la place du traumatisme et de la réalité dans la genèse des difficultés psychiques.

Or, l'histoire d'Alice Miller telle que l'a reconstruite Martin Miller semble ne pas correspondre à l'image qu'elle-même a donné de son enfance. D'après les témoins encore vivants, Alice était une enfant souvent énervée et dans la protestation, querelleuse et vécue comme prétentieuse, têtue et parvenant toujours à ses fins. Pas grand-chose à voir avec la victime d'une « pédagogie noire » élevée à coups de triques. En fait, son fils suggère que, si carence il y a eu, celle-ci était plus subtile : Alice Miller était manifestement une enfant, puis une jeune fille, brillante, qui n'a jamais été comprise par ses parents. C'est cela qui semble représenter le traumatisme initial d'enfance d'Alice Miller.

Ensuite, elle développera des sentiments fort négatifs vis-à-vis de ses parents, alors qu'elle sauvera une partie de sa famille au moment où certains de ses proches étaient en train de tomber sous la barbarie nazie (elle était issue d'une famille juive polonaise).

La deuxième « tranche » de traumatisme correspond au vécu dramatique de la guerre avec le danger permanent, la mort des proches, etc. Alice Miller ne parlera pratiquement jamais de ces années marquées par l'angoisse, les deuils et les séparations, ce qui, là aussi, signe le clivage. Après son mariage et son divorce, elle vivra ensuite une vie affective de plus en plus solitaire, semblant retrouver souvent une situation où elle se sentait attaquée et choisissait de se séparer de son soi-disant agresseur. C'est ce qui s'est passé, entre autres, avec Martin. Par ailleurs, elle obtint une renommée internationale pour ses livres et la défense des enfants, et échangeait par Internet avec de très nombreux admirateurs.

Les allers-retours entre l'histoire de vie d'Alice Miller, l'évolution de sa pensée théorique et ses relations avec son fils, peuvent sembler décousus, mais donnent, en fin de lecture, une image riche de ces interactions, et invite à réfléchir au poids du non-dit et du non-pensé. Cela démontre en quoi le clivage psychique peut être traumatique pour les générations ultérieures. Et met sur la voie d'une évolution chez le fils psychothérapeute d'Alice Miller vis-à-vis de l'apport théorique de sa mère.

En effet celui-ci, enthousiaste au début vis-à-vis des découvertes de sa mère, s'en est démarqué par la suite, notamment par rapport à l'encouragement à faire, en quelque sorte, la guerre à ses mauvais parents, une fois que l'on avait identifié le tort qu'ils avaient occasionné. Il évoque le travail de mentalisation qui permet petit à petit d'intégrer le traumatisme, et de le dépasser sans avoir à régler un renouvellement du conflit avec les parents réels, réactivation du conflit auquel l'ex-enfant traumatisé n'est pas forcément prêt. Ce point théorique et pratique rejoint, selon moi, la position de Suzan Forward dans son livre « Parents toxiques ; comment se libérer de leur emprise » ici où elle conseille comme les Miller d'identifier la toxicité parentale mais, ensuite, de travailler avec le psychothérapeute sur la relation avec les parents internes et sur les sentiments refoulés et parfois violents que leur toxicité a pu faire naître en soi. Ce n'est qu'à la fin du processus qu'elle conseille d'exprimer à ses parents ce en quoi ils ont eu tort, et ce afin de leur signifier que l'on refusera désormais de se laisser mettre à cette place-là.

Martin Miller décrit cette complexité avec une élégance rare, évitant, comme il en reconnaît le risque lorsqu'on écrit la biographie de quelqu'un de célèbre qui s'avère être un de ses proches, de tomber dans l'hagiographie ou le règlement de comptes. Il en tire même des réflexions sur sa propre pratique en tant que thérapeute, et c'est vraiment un atout précieux de ce livre. En plus d'une fluidité de lecture qui fait qu'il se lit, du moins pour quelqu'un qui connaît les théories d'Alice Miller, comme un roman.

Ref :

" Le vrai "drame de l'enfant doué", la tragédie d'Alice Miller" par Martin Miller, PUF, 2014 ( https://www.puf.com/content/Le_vrai_%C2%AB_drame_de_lenfant_dou%C3%A9_%C2%BB ) ici

" Le drame de l'enfant doué" par Alice Miller, PUF, 2012 ( https://www.puf.com/content/Le_drame_de_lenfant_dou%C3%A9 )

" Parents toxiques, comment échapper à leur emprise" Suzan Forward, Editions Marabout, 2013 ( http://www.marabout.com/parents-toxiques-9782501084871 )

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