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Billet de blog 10 novembre 2023

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L'internationale du tricot

Lorsque, depuis quelques années, j'ai vidé les maisons de plusieurs de mes aïeules, la question du tri s'est posée douloureusement. Que garder de ces traces minuscules de vies ordinaires ? Sans meubles précieux ni objets de valeur, sans vêtements griffés ni bijoux, seul restait le souvenir comme guide pour choisir de garder ou de jeter toutes les menues choses qui nous tombaient sous la main.

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Illustration 1
© LB cc (creative commons)

Nous étions plusieurs, dans ce tri et, de tous, j'étais la plus « gardeuse », ayant hérité du goût de l'accumulation de mes ancêtres. « Ça, on peut jeter? C'est moche et inutile... » et l'on me montrait une improbable paire de semelles en métal avec des crampons et des lanières d'un autre âge. De sa ville natale, Limoges, ma tante avait conservé, entre mille objets inutiles, ce témoin d'un temps d'avant le réchauffement climatique, quand il neigeait l'hiver en Haute-Vienne et que l'on fixait ces étranges plateformes sous ses chaussures.

Je dois avouer que je pense avoir gardé ces semelles : qui sait, un musée du dérisoire pourrait y trouver de l'intérêt ?...

Mais, à la vérité, j'ai jeté beaucoup de choses, ou je les ai données. Notamment les laines.

Quand j'étais enfant, les femmes tricotaient, cousaient et faisaient la cuisine, tout en s'occupant des enfants, tandis que les hommes travaillaient et faisaient le bricolage. Ma mère, ma grand-mère, ma tante et toutes les femmes des générations au-dessus de la mienne, avaient toujours plusieurs ouvrages en cours et avaient donc « les mains occupées ». Même chez les bourgeoises et les aristocrates, autrefois, la gent féminine avait souvent un ouvrage en main, l'oisiveté étant, comme on le disait, mère de tous les vices.

Mais cette occupation « genrée » dépassait le cadre familial : en primaire déjà, dans mon école publique de filles, on m'avait appris les bases de la couture (et le chant : merci à la radio scolaire) et du tricot.

J'adorais ma boîte à couture, ayant vite compris que, outre le côté pratique de savoir faire un ourlet, la couture ouvrait la porte à une créativité sans limites. Ainsi je faisais des boléros ou des jupes minuscules à mes poupées mannequin avec un grand bonheur.

Pour le tricot ce fut plus délicat. Après avoir reçu quelques bases données par les femmes de ma famille, j'ai été dégoûtée de cette discipline pendant ma 6ème par ma professeur de travaux manuels. En effet cette sadique avait décidé de nous faire faire, d'entrée de jeu, des chaussons de bébé. Et avec des motifs. Je revois encore la fine laine bleue qui faisait des nœuds avant même que je commence à la tricoter (pendant ce temps-là, les garçons faisaient technologie, ce qui me semblait autrement intéressant...). J'en ai développé une haine pour le tricot avec des aiguilles fines et un oubli que je croyais définitif de mes capacités de tricoteuse.

Et puis mai 68 est arrivé, avec les écolos et le retour à la terre. Mes années de fac ont été bercées par une critique de la société de consommation, qui nous faisait choisir d'acheter en seconde main (déjà) notamment aux fripes, voire aux surplus militaires, et de faire nos vêtements nous-mêmes avec des matériaux bons marchés trouvés, entre autre, sur les marchés. Alors, j'ai redécouvert le tricot et le crochet. Combien étions-nous à guetter les nouveaux modèles sur les magazines ? Ce n'était plus les « Mon tricot » de ma mère, mais « 100 idées » au stylisme beaucoup plus original et inspiré de la mode hippie que nous suivions avec gaîté.

Je me souviens de ces pulls jacquard (c’est-à-dire avec plusieurs couleurs) très colorés et originaux que l'on tricotait entre deux révisions d'examens en comparant nos chefs d’œuvre.

Et puis la vie s'est accélérée. Pas seulement la mienne, celle de tout le monde. Le travail, les transports, les courses, les loisirs... sans compter la télé et, plus tard, les enfants. Il n'était plus question de prendre une à deux heures « juste » pour tricoter. Surtout quand on a toutes fait le calcul que mettre trente heures pour faire un pull alors que l'on pouvait acheter en dix minutes un modèle équivalent fait en Chine pour le tiers du prix de la laine nécessaire à notre ouvrage, franchement, cela ne valait pas le coût, ni donc le coup. C'était pareil pour la couture, d'ailleurs. Je pense que la fast fashion a tué la couture, comme elle a tué le tricot.

Mais l'histoire est un universel recommencement. Si j'ai donné les pelotes qui restaient dans l'appartement de ma tante, j'ai cependant gardé ses aiguilles et quelques ouvrages pas terminés. Ensuite, lors des déménagements ultérieurs, je me suis arque-boutée pour conserver tout ce qui concernait le tricot, malgré les moqueries de mes proches, et en ne sachant pas trop pourquoi je m’encombrais de tous ces fils et catalogues.

Et puis il y a eu des signes. Ce café-librairie, il y a quelques années, où j'ai vu arriver un jour une « dame », puis une autre, et encore une autre : rapidement elles se sont retrouvées à une dizaine, chacune ayant sorti son ouvrage et tricotant dans une ambiance fort gaie. Un peu la même ambiance que celle qui m'avait enchantée dans un petit village de Provence quand les femmes venues laver leur linge au lavoir s'apostrophaient avec l'accent en tordant le linge ou en donnant de grands coups de battoir.

Une fois, dans une salle d'attente, j'ai vu une mère de famille qui tricotait... J'étais à chaque fois assaillie de réminiscences.

Du coup j'ai cherché les vestiges de mes propres ouvrages. Il en reste deux désormais, deux pulls ayant survécu aux déménagements et aux mites. Ils sont comme neufs, originaux et portables, de couleur vive.

Alors j'ai fait l'inventaire des laines que j’avais en stock, j'en ai choisie une et j'ai commencé à me crocheter un foulard (au point de filet, un fil mohair bleu roi). Les premières mailles furent malhabiles, mais cela revient vite.

Je n'avais pas assez de laine : me voilà à la recherche d'une boutique spécialisée. Et là, surprise, il n'existe presque plus de magasins vendant de la laine. J'ai donc exploré ce champ et désormais je vais me fournir dans un grand magasin de banlieue, où l'on trouve de la laine, du tissus, des boutons : tout ce que l'on veut. Les vendeuses et les clientes sont presque exclusivement féminines, et l'on parle toutes de la même chose : comment créer un objet (pull, gant, tapis, rideaux...) avec du matériau brut, de la persévérance et du savoir. Le temps, ici, s’est arrêté.

J'ai l'impression d'être revenue chez moi. Est-ce la mort de mes aînées qui m'a ramenée au tricot ? L'inquiétude écologique et le retour à une gestion plus saine des ressources ? Le rejet du consumérisme et l'envie de se rapprocher de l'auto-suffisance ? Le plaisir de créer ? C'est un peu de tout cela, sûrement.

Plus autre chose.

Illustration 2
© LB cc (creative commons)

Dans me reprise en main de ma fonction de tricoteuse je suis passée par la phase : refaire mon pull préféré. Le projet me semblait simple : une veste en coton, au tricot ajouré et à col, sans boutons, que je porte en été depuis des années. J’ai décidé de la refaire dans une autre couleur. Mais mes connaissances en tricot ne me permettaient pas de retrouver le point utilisé et les spécialistes de mon magasin de laine ne m'ont pas assez éclairée pour que je parvienne à le reproduire.

J'en ai fait une question d'honneur, quasiment une obsession, et j'ai cherché sur tous les catalogues de points que j'ai trouvés (prière aux éditeurs pour qu'ils republient les catalogues anciens avec plus de 1000 mailles : un savoir est en train de se perdre).

Et puis j'ai cherché sur internet. Et là, O merveille, on trouve tout : des milliers de photos de points avec les explications, un nombre incroyable de modèles avec des tutoriels mais, surtout, on trouve des vidéos.

J'ai donc passé des heures à la recherche de mon point. Je ne l'ai pas trouvé (je ne désespère pas d'y parvenir d'ici l'été) mais j'ai trouvé quelque chose de beaucoup plus précieux.

Les tutos vidéos de tricot ou de crochet se ressemblent.

La tricoteuse commence par filmer l’œuvre finie, échantillon de point ou ouvrage complet et, souvent, elle le caresse furtivement. Puis elle explique, rang après rang, les points à faire, soulignant les difficultés et faisant ses commentaires, jusqu'à arriver à l'ouvrage terminé. Parfois la vidéo est longue parce qu'elle est en direct live, on est censé tricoter ensemble, d'autres fois cela va trop vite et l'explication est trop succincte. Alors on revient en arrière...

Mais ce que l'on retrouve presque à chaque fois, c'est l'amour du tricot. Dès le début on sent le plaisir qu'a pris la tricoteuse, elle caresse son ouvrage fini, nous le montre sous plusieurs angles. Elle nous emmène dans ce que j'appelle « l'internationale du tricot ».

Ces femmes sont du monde entier et elles partagent leur savoir et leur plaisir de tricoter. D'innombrables mains, de toutes les couleurs, avec bijoux ou tatouages, ou sans, des voix le plus souvent douces, parlant français ou toute autre langue, nous transmettent ce savoir traditionnellement féminin qui a bercé mon enfance.

Je suis chez moi. Je peux même comprendre des explications en tchèque ou en japonais…

Ces femmes nous parlent, se parlent, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. Je suis fascinée.

Que font les femmes quand elles tricotent ? Tricoter pour quelqu'un, et en particulier pour un enfant, c'est lui donner le pelage qu'il n'a pas. C'est traduire son amour en une protection tangible dont la beauté est un cadeau. On essaie toujours de faire du beau, en tricot ou en crochet, du beau parfois pour soi, souvent pour l'autre, que l'on habille de notre tendresse et de nos gestes.

Et ce savoir dépasse les frontières.

Je me souviens des femmes de ma famille tricotant bonnets et chaussons en prévision de la naissance de mon premier-né : malgré les conflits familiaux, j’avais trouvé une telle douceur, une telle paix dans ce comportement ancestral que j’en suis encore émue.

Depuis des mois maintenant je tricote et je crochète et cela me fait beaucoup de bien. Parfois, c’est en écoutant une émission politique, parfois une série, souvent c’est juste en réfléchissant. C'est comme de la méditation mais, en plus, on a un vêtement à la fin. Et quand mon ouvrage est terminé j’ai déjà prévu celui qui allait suivre...

En tricotant, je sais que je perpétue une tradition, une histoire, qui lie les femmes (et depuis peu quelques hommes) de tous les âges, de toutes les époques, et de tous les pays. J’y ajoute, bien sûr, comme tant de mes sœurs en tricot, ma note personnelle et créative. J’y prends un grand plaisir. En ces temps de guerre, de propos bellicistes et de violences, mais aussi de guerre économique qui écrase les pauvres et détruit définitivement la planète, peut-être qu'il est temps de renverser la table et de dire que ça suffit, pour les êtres humains, l'autodestruction. Il est temps de remettre au premier plan les valeurs d'entraides et de soin de l'autre, de protection collective et de partage de savoirs, de promotion de l'émancipation de chacun et pas de la compétition ni de l’aliénation qui bénéficie à ceux qui jouissent de leur pouvoir en écrasant les autres.

Ne faut-il pas ralentir la course effrénée du monde et réfléchir à ce que nous voulons ?

Je souhaite que l'internationale féminine, au-delà du tricot et en passant par MeToo, se développe et se fasse entendre dans tous les champs.

Et, pour cela, il nous faudra de plus en plus prendre la parole.

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