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Billet de blog 14 septembre 2022

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La dignité (réédition)

« Voila, ma chérie. Ce soir, c'est mon dernier soir. Demain, dès l'aube, je me lèverai et je prendrai mon premier comprimé. Je sais qu'il aura un goût très doux, j'ai demandé parfum mangue, et cela a été accepté. »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je commencerai à me sentir doucement flotter. J'en profiterai pour me promener dans le jardin une dernière fois. Il fera beau, comme tous les jours dans la bulle. Mais tu sais tout ça.

Je ne vous reverrai pas : la Fête des Adieux, c'est ce soir. Demain, je serai seule pour mes dernières heures, comme nous savons que c'est mieux pour tout le monde.

A midi, après mon deuxième cachet, je mangerai des choses délicieuses. Pour ce dernier repas, la cybercuisine autorise les désirs les plus excentriques et les mets les plus rares. J'ai demandé des œufs à la coque. Je n'en ai jamais mangé, bien sûr, mais j'ai lu des témoignages qui m'ont donné une telle envie de tester cette transgression alimentaire que je me suis permis d'en faire la demande. Et cela a été accepté. Pour la première fois de ma vie je vais savoir à quoi ressemble un œuf de ces animaux éteints qui faisaient partie du quotidien de nos ancêtres. Je ne te détaillerai pas le reste de mon repas, cela n'a aucune importance.

L'essentiel est ailleurs. Et c'est pour cela que je vais te confier ce mot, écrit dans la langue écrite que je t'ai enseignée en cachette, au long de toutes ces soirées que nous avons passées ensemble quand l'activité professionnelle que tu avais choisie t'a obligée à venir habiter chez moi. Ta mère n'a pas été au courant : c'est une bonne fille, et je l'ai toujours aimée, mais elle est simple et droite et ne se pose pas les questions que je me suis toujours posées, et dont j'ai deviné, à un certain moment, qu'elles t'envahissaient aussi.

Je t'ai appris la langue, mais je ne t'ai pas confié l'essentiel, que je t'écris ici ce soir. J'hésitais à te mettre en danger, à te faire souffrir encore davantage.

Maintenant, je n'hésite plus. Au soir de ma vie, alors que je me sens en pleine possession de mes moyens et que personne, à moins de trente centimètres, ne peut détecter les marques du temps sur mon visage, je veux te transmettre ce qu'il faut savoir.

Ce soir, trop tard, je sais que j'aurais dû partager mes doutes. Que nous sommes beaucoup trop nombreux à nous taire.

Je te livre le cadeau empoisonné, fais-en l'usage que tu veux, mais sois fidèle à toi-même, sois courageuse. Et il t'en faudra, du courage, pour passer toutes les informations dont nous sommes porteurs, au crible d'un doute permanent.

Voila, ma chérie, j'ai toujours douté, hier encore, je doutais. Mais ce soir, je sais. J'avais raison dans mes élucubrations les plus folles.

On nous ment.

Depuis le début.

Je n'ai pas le temps de rentrer dans le détail, tu reconstruiras tout toute seule.

Je vais juste te parler de ce qui se passe pour moi. Cela t'éclairera.

Lundi, comme tous les mois, j'ai passé le V-test. Jusqu'à il y a peu, j'y allais sans y penser. Mais là, j'avais un doute. Mon meilleur ami, que tu connaissais, l'a passé il y a quinze jours et il a été testé V+. Sa fête a été très réussie. Toute sa famille était là, tous ses amis. Ils se sont tous réjouis que le test ait été positif avant que quiconque n'ait repéré le moindre fléchissement cérébral, la moindre diminution de son enthousiasme et de son efficacité. Et pour cause ! A quarante-cinq ans, il était en pleine forme. Je le sais, je travaillais avec lui, et il était d'une efficacité redoutable. Mais un peu désarçonnant : sa pensée originale nous obligeait à nous poser des questions, à voir les problèmes sous un jour différent. J'aimais travailler avec lui, j'appréciais d'être son amie. Mais nous n'étions pas nombreux à goûter son originalité. Il était assez souvent convoqué pour s'expliquer sur ses interventions loufoques (la fois où il s'était déguisé en bébé, pour montrer à la direction qu'elle nous infantilisait, n'avait pas été, du tout, appréciée dans la boîte. Ni de notre chef, ni des salariés qui s'étaient sentis encore plus infantilisés de le savoir...).

Je me doutais que le prochain test V qu'il passerait conduirait à la Fête Finale. Mais comment faire ?

Je m'en suis ouverte à ma collègue, qui le connaissait aussi, lui faisant part de mes interrogations. Je n'ai pas vu dans ses yeux l'expression d'horreur que j'avais attendue, ayant à tort pensé qu'elle pouvait croire tellement dans le système qu'elle serait suffoquée que je puisse même évoquer cette hypothèse. J'avais envisagé aussi qu'elle pouvait avoir les mêmes craintes que moi, et redouterait de passer à la trappe elle aussi si l'on nous surprenait à avoir ces pensées dissidentes.

Non, ce qui m'a transi et fait comprendre que ma fin était proche, c'est qu'elle m'a regardée avec la tristesse que l'on ressent envers des amis chers qui vont disparaître prochainement.

Je n'aurais pas dû lui parler. Mais cela aurait repoussé le problème de quelques semaines, c'est tout.

Je sais que je vais être, demain, victime d'un assassinat.

La culpabilité d'être un poids pour la société nous est servie dès notre premier biberon. La dette absolue que nous contractons en étant élevés dans les services de l’État, en étant nourris, habillés, coachés pour obtenir des métiers nous permettant de vivre autrement que les Essdéhéf qui s'entassent sur les bords de la bulle, cette dette conditionne notre aveuglement.

Nous n'osons pas remettre en question, même en pensée, les services que l’État nous dispense et cela, pour deux raisons.

La moindre critique, d'abord, est taxée d'ingratitude avec souvent, à la suite, séance induite d'auto-flagellation pour montrer aux autres notre ignominie et laver notre « faute ». Cela freine un questionnement pourtant légitime.

Ensuite, si nous persistons dans notre « erreur », un accident survient ou un test positif, test V, si on a l'âge, mais sinon, pour les plus jeunes, test P, qui peut nous faire rétrograder dans notre profession, voire nous envoyer en-dehors de la bulle.

Je ne veux pas mourir, ma chérie. Dignité ou pas, je veux vivre.

Cette antienne « mourir dans la dignité », a conduit nos ancêtres à accepter la mort d’État, puis les tests détectant la sénilité. Ceux-ci ont vu ensuite augmenter régulièrement le niveau exigé pour que la mort soit « digne ». Cela a supprimé le droit à l'existence des personnes âgées, même si elles restaient intelligentes et lucides. « La vieillesse est un naufrage » disait-on, paraît-il, autrefois. Nul ne peut le soutenir désormais, puisque personne ne dépasse le cap des soixante ans. Enfin, dans la population générale... Mon métier de médecin m'a permis d'entendre des témoignages de confrères ayant soigné des dirigeants couverts de rides, recroquevillés sur eux-même, et la voix chevrotante, comme on en présente dans les fictions évoquant les temps anciens.

Je ne souhaiterais en aucun cas atteindre ces extrémités obscènes.

Et je sais bien que le vieillissement, si on le permettait, coûterait cher à la société.

Mais je voudrais que les tests soient justes.

Ma dignité, à moi, elle est là. Si la loi c'est de mourir quand on fléchit, je l'accepte. C'est la loi. Je ne suis pas d'accord sur son principe, mais je comprends que l’État ne puisse garder que les travailleurs les plus efficaces.

Mais ce qui me navre, c'est l'injustice. Cette loi, que nous acceptons tous, oubliant la peine de perdre des proches encore jeunes, surmontant le chagrin de quitter une vie incomplètement vécue, elle n'est acceptable pour moi que si elle est appliquée de façon juste et égalitaire. Le fait de savoir qu'elle est utilisée pour supprimer les éventuels contestataires me fait revoir toutes les autres limitations que notre société nous impose, comme des aliénations (tu te souviens, je t'ai expliqué le sens de ce mot, qui n'existe pas dans notre langage) acceptées par nous dans l'ignorance.

Voilà pourquoi je suis triste ce soir.

Il est trop tard.

Mon seul espoir, c'est toi, et les enfants que tu auras.

Apprends-leur la langue. Explique-leur la liberté.

Je m'en vais.

Je t'aime. »

« C'est quoi ce papier ? Tu ne viens pas te coucher ? »

« Si j'arrive. Mais je suis soucieuse, je ne sais pas si ça va bien se passer, demain, pour ma grand-mère. »

« Pourquoi ? La fête était très réussie ce soir... ».

« Oui, elle a toujours su jouer le jeu. Mais son patron me l'avait dit, et cette lettre me le confirme : en fait, elle est complètement folle. Peut-être qu'il faut que je prévienne le Centre d'augmenter les doses. Dommage, elle était pourtant gentille avec moi, quand j'étais petite...».

Ce texte est la réédition d'une nouvelle publiée en 2008 dans l'édition "Fictions futures"

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