Bon, je ne vais pas me faire que des amis, mais je ressens la nécessité d'apporter un léger grain de sel contradictoire à l'espèce de folie collective qui est en train de s'emparer de mes contemporains. Au moment où j'écris, nous sommes à une heure d'un événement d'une portée exceptionnelle : l'équipe de France de football va jouer un match pour la coupe du monde. Ouah !!! Le scoop !!! Les commentateurs à la radio sont enthousiastes : à chaque minute nous sont égrenées les étapes de la marche irrésistible des footballeurs jusqu'au coup de sifflet initial (il y a un coup de sifflet initial ? J'imagine... Sinon, cela ferait désordre si tout ce petit monde ne commençait pas à jouer en même temps!).
Je suis ainsi ravie d'apprendre que ces messieurs sont arrivés sur le terrain ( ils auraient pu se défiler au dernier moment ? Non, je doute que ces surhommes puissent s'offrir des caprices à la Marilyn Monroe. Encore que j'en ai vu certains feindre avec quelque maladresse, et à un moment crucial d'un match, une douleur atroce pour gagner un peu de temps : mais c'était stratégique, une hystérie bien contrôlée qui n'avait pas grand-chose à voir avec la fragilité de l'artiste hollywoodienne).
Bref, n'ayant qu'un rapport très lointain avec l'industrie du football et sa vitrine médiatique, je ne peux m'empêcher de constater avec effarement l'efficacité de la propagande footballistique. Mais il faut dire qu'il y a de l'argent en jeu, beaucoup d'argent. Et il ne s'agit pas que des revenus des joueurs : après tout, ceux-ci sont censés être les meilleurs dans leur branche et s'ils touchent le pactole, pourquoi pas ? J'aimerais juste que les chercheurs bénéficient des mêmes avantages, ainsi que les meilleurs de chaque profession qui apporte quelque chose à l'humanité. Les footballeurs apportent-ils quelque chose à l'humanité ? Question intéressante, qui nécessite de définir d'abord le système de valeurs par rapport auquel on se situe. Dans le mien, un footballeur apporte moins à l'humanité qu'une infirmière. Mais je ne demande à personne de partager mon point de vue : chacun le sien.
La question, donc, par rapport à l'argent du football, c'est que celui-ci va engraisser des tas de gens, au point qu'il peut se passer des choses pas très claires au niveau de certains matchs, tellement le goût de l'argent est le facteur de base de la corruption, avec son alter ego, le goût du pouvoir.
Pourtant, bien que chacun soit au courant de l'existence de matchs truqués, cela n'altère en rien le prestige de ce sport professionnel. Comme la certitude de l'existence du dopage n'a jamais empêché les amateurs d’apprécier les performances de sportifs pourtant manifestement gonflés aux anabolisants.
Alors, de là où je suis, déjà lassée d'avoir à subir cette ferveur collective vaine, je ne peux que m'interroger : pourquoi ?
Oui, pourquoi ça marche ? Pourquoi le ras-le-bol qui m'envahit déjà ne touche qu'une toute petite minorité de citoyens ? Pourquoi sont-ils si contents, tous (ou presque) de se préparer des soirées télés avec bières et pizzas, à voir sur un écran des petits hommes essayer de mettre un ballon dans une cage ? Je dis « petits », non parce que j'ai de ces sportifs une vision étriquée, et fausse, mais parce que, de loin, ils semblent de petite taille : je trouve personnellement l'athlétisme bien plus photogénique, avec des gros plans permettant de sentir l'effort, et le talent de l'athlète. Le foot, à cause de la nécessité de suivre le jeu collectif, me fait penser à des combats de fourmis. Mais c'est vrai qu'un écran plat remédie, semble-t-il, à la chose, d'où le boum commercial de cet outil dans les semaines précédant la coupe. L'argent, toujours...
Mais suivons notre fil de réflexions, en essayant de répondre à la question « Pourquoi ? ».
Tentons une hypothèse, qui va m'attirer les foudres des innombrables adorateurs du foot : l'homme, au fond de lui, reste un enfant. Il aime le foot, parce qu'il aime jouer. Certes, ce n'est pas lui qui est sur le terrain, mais c'est tout comme. Souvent il se regroupe pour suivre la coupe du monde, c'est presque une équipe qui va se retrouver pour jouir ensemble du spectacle. Et là, comme dans tous les jeux, il va s'identifier aux héros du stade, il va vibrer avec les spectateurs, il va espérer que son équipe gagne, comme s'il était lui-même sur la pelouse.
Cependant cette explication ne suffit pas, parce que de nombreux sports sont présentés à la télévision de façon à faciliter l'identification au sportif, avec l'enjeu d'une compétition (que serait le sport à la télé sans la compétition ? « On a tous bien courus, mais comme ce n'était pas chronométré il n'y a ni gagnants, ni perdants »... Personne n'enverrait de journaliste pour filmer un tel événement. Je me trompe?).
Alors, quoi de plus dans le foot ?
Je crois que la notion d'équipe est celle qui favorise, dans ce cas, le rassemblement de tous les aficionados. Il y a quelque chose de vivant, de fraternel, dans cette notion d'équipe. Chacun doit concourir, par son talent, à la réussite du groupe, quitte à accepter de laisser la vedette à un autre. Une équipe, quand elle réussit à jouer collectif, est plus forte, et je pense que cela correspond à une aspiration chez nombre d'entre nous, surtout à une époque où tout est fait pour, au contraire, favoriser l'individualisme.
Mais cette notion d'équipe peut être volontairement, et de façon surdéterminée, assimilée à notre pays : ce n'est pas une équipe de joueurs, c'est la France ! Écoutez les commentateurs sportifs : « Le Brésil », « La France »... La fierté nationale vient donc être titillée par une représentation biaisée de ce qui se passe réellement : des joueurs payés très chers pour jouer le mieux possible au football. Ce sont des nations qui s'affrontent, et sans morts, juste « pour de rire ». Bien sûr, on a envie que notre équipe gagne, mais on ne va pas haïr pour autant ceux qui vont nous faire perdre, c'est « la dure loi du sport » acceptée par tous. Une bataille entre pays, avec une communauté entre les joueurs ( qui peuvent d'ailleurs pour des raisons financières aller jouer dans d'autres clubs que ceux de leur pays) mais aussi entre amateurs : on sait bien que dans chaque pays impliqué, les spectateurs vibrent de la même façon.
Alors, le foot favoriserait-il l'internationalisme, une sorte de mondialisation heureuse par le sport ?
Je pense qu'une partie de cette approche est vraie. Voir les mêmes matchs au même moments, c'est comme avoir vu ensemble le premier pas de l'homme sur la lune, ou se précipiter au même moment dans les boutiques pour acheter le dernier smartphone ou jouer au même jeu vidéo d'un bout à l'autre de la planète. Il y a une mobilisation populaire commune qui pourrait sembler de bon aloi. Et je pense qu'il y aurait intérêt à creuser ce filon, celui de la possibilité d'identification à une identité populaire mondiale. Les matchs internationaux feraient-ils le genre humain?
Mais je crains que cette mobilisation-là ne soit, justement, particulièrement démobilisatrice. La présentation des nations telle que nous l'impose la vision surdéterminée des médias, est d'un angélisme époustouflant. C'est comme si le monde était une grande cour de récré où tout le monde jouerait au ballon prisonnier.
Ce serait bien. Mais ce n'est pas cela. Ceux qui ont le pouvoir et l'argent facilitent au maximum ces grands moments de ferveur collective complètement détachés de la réalité. Pourquoi ? Parce que, si l'on est des millions à vibrer quand un joueur, dans un mouvement effectivement très beau, arrive à marquer un but, on n'a plus aucune énergie disponible pour chercher à créer soi-même du collectif afin de lutter contre ceux qui nous gouvernent ou qui prennent la main sur nous et sur notre démocratie grâce au pouvoir que leur donne leur très grande richesse. Et notre agressivité potentielle trouve un exutoire dans le spectacle de celle des joueurs sur le terrain : nous sommes ainsi, du moins pour une grande part d'entre nous, pacifiés. « Du pain et des jeux » : cela fait longtemps que l'on sait que pour asservir et faire taire un peuple, il faut lui donner du spectacle, le faire vivre par procuration, comme un enfant qui n'irait jamais dans la cour des grands... C'est ainsi que, dans le gigantesque spectacle mondial que représente une coupe du monde de football, il manque certains des acteurs principaux : ceux qui ont créé la mise en scène.
Bon, je ne vais pas allumer mon téléviseur pour savoir où en est « La France ».
Mais, amusez-vous bien, et vive le sport !