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Vous les connaissez, ces députés-godillots, qui tous, comme un seul homme, et parfois au mépris de leurs engagements, votent des lois qu'on aurait crues à la source de débats houleux. Vous les connaissez ces partis où nulle voix discordante ne se fait entendre, sauf à faire encourir au téméraire le risque d'une exclusion (« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne. ») du moins, tant que l'opposant n'a pas réussi à fédérer un groupe assez important autour de lui pour fomenter un putsch... Dans ces partis, on s'écrase ou on prend la porte. Comme dans l'entreprise on peut y entendre « Si vous n'êtes pas d'accord, vous n'avez rien à faire dans notre groupe ! ».
Cette conduite totalitaire, refusant l'expression d'une opposition, a un mérite : elle est stratégiquement efficace dans les actions du groupe, surtout vis-à-vis de ce qui lui est extérieur. On sait que la discipline est indispensable pour mener une guerre, par exemple.
A l'inverse, vous connaissez aussi des structures tolérant, voire cultivant, la libre expression de leurs membres en acceptant l'idée, et l'expression publique, des conflits inévitables entre ceux-ci. Ces conflits entraînent souvent des scissions dont la répétition conduit souvent à un affaiblissement du mouvement. Là, l'expression est libre, parfois vive mais revigorante. Les conflits entre les personnes sont plus ouverts, et les points de vue différents s'affrontent. La bataille des idées est abordée, et peut déboucher sur des avancées. Mais, quand il s'agit d'un parti, l'efficacité réelle du groupe est largement entamée par les dissonances internes, que ce soit à cause du manque de cohérence des positionnements politiques qui en découlent, ou par le surinvestissement médiatique de toute expression de désaccord au sein de la même famille politique. Parfois, c'est même la capacité à s'indigner ou à revendiquer le conflit qui est vilipendée par les médias (cf Jean-Luc Mélenchon ou Olivier Besancenot).
A ce moment-là, l'usage de l'expression libre, qui est à la base de la démocratie, devient un handicap pour celui qui entend peser sur la chose publique. Quel paradoxe !
Alors, discipline ou indiscipline ? Aliénation efficace ou liberté contre-productive ?
Étant plongée dans la lecture passionnante du livre de V de Galaujac et F Hanique « Le capitalisme paradoxant », je serais tentée de répondre : aucune des deux. Ne résolvons pas le paradoxe, mais acceptons-le en en reconnaissant le caractère universel. La discipline a toujours été recherchée par les chefs, car elle seule permet de gouverner, ou même de mener toute action de groupe. Mais, érigée en outil non discutable, elle dépasse de loin son but et devient toxique, pas seulement par blessure éthique de ceux qui n'ont d'autre choix que d’obéir, mais aussi et surtout parce que l'absence de contradictions ne peut entraîner un mouvement qu'à sa perte. Le manque des améliorations possibles qu'aurait apportées la contestation, l'ignorance des effets négatifs qui vont donc croître parce qu'ils ne sont pas traités, le manque de crédibilité d'un pouvoir qui ne se maintient que par la menace, le développement de critiques inexprimées qui vont fédérer les mécontents, etc. l'ensemble de ces effets délétères se déploie avec le temps. Ce qui m'avait permis d'écrire ce texte, aux débuts de Mediapart : " Pourquoi les dictatures finissent-elles toujours par s'effondrer "
S'il convient de ne pas s'en tenir à l'obéissance et à la discipline, l'indiscipline et l'expression ouverte des conflits peuvent conduire à de l'immobilisme, voire de l'auto-sabotage. Je n'aurai pas l'indélicatesse de m'attarder ici sur cette faille des mouvements à la gauche de la gauche, lesquels ont d'ailleurs tenté de se constituer en groupe, mais, malheureusement, avant de réfléchir à la façon de gérer leurs différences... et leurs différents...
Peut-on favoriser l'expression et rester efficace ? Bien sûr. C'est, par exemple, ce qui se passe dans une famille non toxique. Les parents ne disent pas tout à leurs enfants, et prétendent être obéis, mais sans que ce ne soit la dictature à la maison. Et les enfants peuvent contester le pouvoir de leurs parents, mais sans les attaquer en permanence. Et les fratries peuvent être l'occasion d'une rivalité fraternelle parfois profonde, mais qui ne doit rendre la vie impossible à personne. Il faut du doigté, bien sûr, et se poser à chaque instant la question de l'équilibre entre ordre hiérarchique et liberté individuelle, besoin d'efficacité globale, et intérêt de chacun, etc.
Quand ces questions ne sont pas posées, la démocratie, qu'elle soit familiale, professionnelle ou politique, est mise en danger.
La démocratie est un système fragile parce qu'il peut, et il doit, perpétuellement être remis en question. Mais c'est cette adaptation perpétuelle qui lui donne sa force.
Gardons-nous de ceux qui prétendent résoudre le paradoxe et veulent faussement nous rassurer en mettant en avant une force qui réduirait la question de la liberté au rang des accessoires superflus, à n'utiliser qu'en temps de prospérité et de bonheur. C'est justement quand un groupe est en crise qu'il est encore plus urgent d'entendre ses membres contestataires, ou ceux qui souffrent. C'est quand l'urgence fait prendre des mesures portant atteinte à la liberté qu'il devient encore plus urgent de défendre cette liberté.
Ce paradoxe non résolu est le garant de notre démocratie. Défendons celle-ci de toutes nos forces contre ceux qui sont tentés par un pouvoir sans mélange !