La nuit, je zone sur Internet. C'est le moment où s'efface l'indispensable, le contraignant et où la Toile s'offre à moi dans sa merveilleuse diversité.
Selon mon degré de fatigue, je peux chercher indéfiniment un appartement que je n'achèterai jamais, regarder des vidéos d'émissions politiques parfois très intéressantes ou éplucher la biographie de personnes publiques qui m'indiffèrent... Souvent je trouve des informations scientifiques un peu ardues, mais qui m'enchantent.
Et, parfois, je recherche des personnes que j'ai connues pour voir ce qu'elles sont devenues.
Lui, cela fait des années que je le suis : d'ami de collège qui fut important pour moi, il est devenu au fil du temps un personnage public. Alors j'ai pu avoir, de loin en loin, un aperçu de sa progression professionnelle. De son projet d'enfant d'être PDG, il avait bifurqué vers la gestion de projets artistiques, ce qui ne m'étonnait pas.
Durant toutes ces années nous ne nous sommes vus que très peu et nous n'avons eu que quelques échanges de courriels. Nos mondes étaient trop éloignés...
Et pourtant, à chacun de ces rares échanges, je retrouvais le jeune garçon que j'ai connu, sa clairvoyance, son humour, son auto-dérision, et notre entente.
Oui, vraiment, il faut que je fasse l'effort de reprendre vraiment contact et d'aller le voir...
...
Internet est cruel. Dès la première recherche j'apprends qu'il est mort il y a un an.
Je ressens un vide, une sorte de vertige. Je m'en veux terriblement d'avoir toujours remis à plus tard ce projet de rencontre. Maintenant, j'ai du sable entre les mains, c'est le temps qui passe et file, en ne laissant rien derrière lui que la trace de l'absence.
Plus tard, les souvenirs reviennent en foule. Je réalise à quel point cette rencontre précoce m'a beaucoup apporté. Pour la première fois, je comprends que c'est lui qui m'a donné mon sens de l'humour. Mes parents n'étaient pas drôles : la plaisanterie, le jeu de mots n'existaient pas à la maison et nos tentatives d'enfant de dire ou de faire quelque chose de rigolo étaient systématiquement ridiculisées. Avec lui, au contraire, l'humour s'invitait toujours à un moment ou à un autre, un humour fin, élégant qui faisait du bien. Il m'a offert ce nouveau champ dont je peux dire qu'il a changé ma vie.
Oh comment ai-je pu le laisser partir sans lui dire ce qu'il m'a donné, et sans lui dire merci ? Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Quand nous sommes devenus amis, nous avions 12 ou 13 ans, et j'allais mal. Mes parents se séparaient, avec beaucoup de fracas et j'étais prise à partie par les deux parties, chacun m'accusant de ne pas l'avoir choisi. Il m'arrivait de craquer et je me souviens de l'attention chaleureuse de mon ami essayant de me donner des pistes pour ne pas me laisser engloutir par la tempête familiale.
Me revient la phrase qui dit « Quand j'étais enfant je raisonnais comme un enfant »*. Je ne suis pas d'accord avec cette phrase. Pas du tout.
La profondeur de nos échanges de l'époque n'a rien à envier à celle de maintes conversations d'adultes que j'ai eu depuis. C'est une erreur de penser que « Un enfant ne peut pas comprendre ». Bien sûr, la maturité et l'enrichissement qu'apporte l'expérience, cela existe. Mais quand un esprit tout neuf rencontre l'altérité et l'affection, cela peut donner une clairvoyance et une chaleur humaine dont nombre d'adultes ne sont plus capables à cause du doux confort de l'habitude et des certitudes, et du matelas de l'indifférence.
J'ai toujours eu des amis, mais cette amitié-là m'a construite.
Je ne sais pas si je vais me relever de ne pas avoir pu le lui dire.
*« Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je raisonnais en enfant, mes jugements étaient puérils. Une fois devenu homme, je me suis défait de ces enfantillages qui ont perdu leur raison d’être. » Bible-Corinthiens-13