"Réfléchis, petit homme !"

"Tu as bien vu que le changement prévu était arrivé.

Enfin, un changement était arrivé, mais peut-être pas celui que tu attendais, et qu'espéraient avec toi tous ceux qui ont signé pour cinq ans. Tu n'imaginais pas la succession ininterrompue d'atteintes aux acquis sociaux et aux libertés auxquelles tu as assisté, pas plus que le démantèlement des services publics, de l'enseignement à la poste en passant par la santé et l'armée. Si tu savais décoder les discours officiels et trouver les articles d'une presse non servile, tu aurais compris que l'accélération récente du rythme de ces démembrements annonçait quelque chose.

Le fichier Edvige t'a inquiété, quand même, après deux mois de torpeur estivale. Tu as enfin réalisé qu'une ligne jaune était franchie. En fait, c'était la ligne rouge, et elle était dépassée depuis longtemps, mais endetté jusqu'au cou, harcelé dans ton travail, avec le risque de la perte de ton emploi et pas les moyens d'amener ta famille en vacances, tu avais d'autres préoccupations. Cependant, constatant que d'autres considéraient que des libertés fondamentales étaient atteintes par ce décret, tu t'es dit que toi non plus, tu n'aimerais pas que l'on puisse se servir de tous les détails de ta vie et de celle de tes proches, au cas où...

C'est vrai, au cas où quoi? Ah oui, atteinte à l'ordre public.

Mais tu as été rassuré, petit homme : finalement, grâce à l'opposition du peuple et des associations, seules seront fichées les personnes « susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ». Ouf!

Eh puis, la crise financière est arrivée. Tu avais appris les subprimes, mais tu n'avais pas bien compris. Est-ce que cela avait un rapport avec l'augmentation des fruits et légumes? Tu n'avais pas tellement envie de plaindre les américains, et tu gardais une dent contre le fond de pension qui avait racheté ta boîte et exigeait une rentabilité qui menaçait ton poste.

Quand elle a franchi l'Atlantique, la crise, dans les milieux financiers, quand tu as compris, un peu, que tout cela risquait fort de se transformer en crise économique majeure, et que l'état, au lieu de se saisir de cette occasion pour réfléchir à un équilibre économique mondial moins fragile, allait tout faire pour maintenir le système, quitte à paupériser gravement la population, tu as commencé à réfléchir.

Tu t'es dit que cela risquait faire beaucoup de chômage, tout ça, beaucoup de fermetures d'entreprises. Tu as repensé à la crise de 29, et tu t'es dit qu'une crise économique mondiale on n'avait jamais vu ça. Tu t'es demandé comment tu allais faire si le système économique se bloquait, et que l'argent perdait de sa valeur. Tu as pensé à ta position sociale, mais aussi à ceux qui, déjà, n'avaient presque rien.

Alors oui, tu as commencé à avoir peur.

Parce que tu as repensé à Edvige, à la sécurité publique, aux lois d'exception. Tu as tourné dans ta tête l'adjectif “susceptible”.Tu as compris que personne ne savait comment tout cela allait se terminer, mais que certains avaient pris les devants, que le muselage de la presse n'était pas un hasard, les attaques tous azimuts, non plus : chaque branche professionnelle, atteinte dans son identité, plus occupée dorénavant à se défendre individuellement qu'à organiser une riposte collective.

Alors, tu as réfléchis, petit homme. Tu as pensé que tu n'étais pas tout seul devant ton téléviseur. Tu as décidé de parler avec tes proches, tes amis, tes voisins. Tu t'es dit qu'il fallait empêcher la catastrophe, et rompre les isolements, éviter que ne se mette en place une dictature de la peur. Car tu as compris que seule la solidarité pouvait lutter contre la crise.

Alors, comme ça, petit homme, tu es redevenu ce que tu es : un homme."