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Billet de blog 29 mai 2011

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"L'affaire DSK" : après-coup

Ce que l’on peut appeler “L’affaire DSK” a mis la France en état de choc. Qu’adviendra-t-il au décours de cet épisode, personne ne peut le dire, mais je voudrais explorer un des aspects de cette question, qui débouche sur celui de la place de la propagande et des stratégies d’influence dans notre conception du monde, de la politique et donc dans nos votes.

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Ce que l’on peut appeler “L’affaire DSK” a mis la France en état de choc. Qu’adviendra-t-il au décours de cet épisode, personne ne peut le dire, mais je voudrais explorer un des aspects de cette question, qui débouche sur celui de la place de la propagande et des stratégies d’influence dans notre conception du monde, de la politique et donc dans nos votes.


Une annonce comme un coup de tonnerre, et une défense immédiate et collective
Au moment où j’écris, Dominique Strauss-Kahn n’est pas reconnu coupable du crime dont on l’accuse, il est donc présumé innocent. Mais ce n’est pas exactement de cela dont je veux traiter ici. Ce qui est frappant, à l’écoute des commentaires médiatiques qui ont suivi l’annonce de l’événement qu’a constitué l’interpellation d’un Président du FMI en exercice, c’est la confusion générale dans laquelle semblaient plongés la plupart des intervenants. Le retrait annoncé de la vie journalistique de Jean-François Kahn n’est que la conséquence visible d’un déchainement de réactions irrationnelles, provenant pourtant de praticiens expérimentés de la chose médiatique.
“C’est parce qu’il s’agit de sentiments et d’émotions” me direz-vous, et vous n’aurez pas tort. Mais, justement, en des circonstances extrêmes, ne doit-on pas surtout garder son sang-froid et prendre rapidement du recul, surtout quand on a une audience, voire des responsabilités publiques ? Chacun n’aurait-il pas dû dire ou écrire : “Si cela est vrai c’est effrayant, et il est normal que justice soit faite, et, si cela n’est pas vrai, il n’y a rien à en dire, sinon de comprendre après-coup comment s’est mise en place cette situation, et que justice soit faite. Et en attendant, il n’est pas possible de prendre position”. Comment pourrait-on être certain de la culpabilité ou de l’innocence de quelqu’un qui nie les faits, et avant toute décision de justice ?
Or j’ai été frappée, comme nombre d’entre nous, par la prise de position immédiate et sans retenue en faveur de l’innocence de l’homme interpellé. Avec des arguments aussi profonds que le fait de le connaitre depuis longtemps, ou de préciser qu’il savait garder son calme en toute circonstance. En fait, si les abuseurs ou les violeurs portaient leur potentialité criminelle sur leur visage ou la laissait deviner dans leur comportement, il y aurait moins de victimes, et celles-ci auraient davantage la certitude d’être crues quand elles tentent de témoigner de ce qu’elles ont vécu.
Non, ces arguments-là sont presque touchants, parce qu’ils traduisent l’état émotionnel de quelqu’un qui vient d’apprendre qu’un de ses proches a peut-être une face cachée, et que le sympathique Dr Jekyll dissimulerait un Mr Hyde fort inquiétant. Le premier mouvement, dans ces cas-là, c’est habituellement de l’incompréhension. Un état de sidération pendant lequel on est un peu sonné. Et ensuite, on se met à réfléchir.
Or, durant plusieurs jours, un grand nombre de commentateurs publics ont continué sur le thème de la défense de l’innocence de DSK, et du scandale qu’était censée constituer son incarcération ou l’exposition médiatique de celle-ci : non pas que ces faits ne soient pas critiquables, mais c’est la virulence de la dénonciation, et sa durée, qui me semblent notables. Le temps de la réflexion semblait ne pas arriver pour l’homo médiaticus, qui a fini cependant par obéir à la révolte de femmes ou de féministes, outrées que l’on continue à oublier qu’il y avait une victime potentielle, et que c’était une femme.


Un certain dévoilement, et ce que l’on peut en penser
Outre les protestations, qu’a-t-on entendu, pendant ces quelques jours de folie médiatique ? Que DSK aimerait les femmes, beaucoup. Que c’était son talon d’Achille qui avait peut-être failli lui faire perdre son poste au FMI. Que l’on pouvait trouver sur la toile un témoignage qui semblait l’incriminer et qu’il n’y avait pas eu poursuite en diffamation. Et, surtout, que presque tout le monde politique et journalistique aurait été au courant de cet aspect de la vie du futur “présidentiable”, mais avait décidé de ne pas en faire état.
Ce qui est intéressant, c’est de mettre en parallèle la connaissance supposée mais apparemment partagée d'aspects particuliers de la vie privée de cet homme public, et les protestations d'une innocence certaine par ceux-là mêmes qui détenaient ces informations. C’est cela qu’il me semble important de souligner.

Objectivement, cela ne tient pas : s'il n'y a pas équivalence, bien sûr, entre libertinage et possibilité d'agression sexuelle, il n'y pas incompatiblité non plus. Si l'on disait quelque chose comme “C’est ennuyeux, parce qu’on savait que le sexe était important pour lui. Espérons qu’il n’a pas dérapé” cela me semblerait juste. Mais que l’on entende “C’était un bon vivant, et tout le monde le savait (sous-entendant une conduite sexuelle débridée, sans le dire) mais jamais il n’aurait pu faire ça” me semble témoigner, dans la mesure où il y a des signes de la possibilité d’un crime (on n’arrête pas un personnage politique de cette importance sur une simple impression, du moins je l’espère !) d’un léger décalage entre l'affirmation affichée et l'incertitude où chacun ne peut qu'être actuellement étant donné l'avancement de l'enquête.

Ce décalage, c’est du moins ma thèse, correspond entre autre au fait que celui qui le vit ne peut s’identifier qu’à un des partenaires du conflit. Or, c’est ce que l’on vit dans l’emprise. Être sous l’emprise d’un gourou, d’une idéologie ou d’un proche, atténue l’esprit critique, car l’emprise correspond à l’obtention d’une abdication d’une partie de la capacité d’auto-détermination, laquelle se transforme en soumission à celui qui institue l’emprise. A partir de ce moment-là, les capacités d’identification à d’autres personnes, et donc l’empathie, sont perturbées, car le moi est comme englué dans l’identification au gourou ou au meneur.


L’emprise, cela nous concerne tous
Nous avons tous en nous la capacité à obéir à un chef (si ce n’était pas le cas, les guerres n’auraient jamais existé). Cette obéissance potentielle accompagne notre obéissance à la loi commune. Et elle est héritière de notre ancienne situation d’enfant, enfant dont l’accès à l’éducation dépendait de son acceptation de la réalité de sa petitesse, et de sa subordination aux règles édictées par les adultes, et, en premier lieu, par ses parents dont il dépendait. On sait comment le rejet systématique de ce mécanisme par un enfant ou un adolescent, peut le prédisposer à une difficulté d’insertion sociale ultérieure parfois majeure.
L’art d’être adulte, c’est, entre autre, celui de connaitre les règles, de savoir s’y soumettre, mais aussi de garder son libre-arbitre qui permettra d’évaluer la légitimité du pouvoir qui s’exerce par l’intermédiaire de ces règles, ce qui permettra donc éventuellement de s’y opposer. Cet équilibre entre la soumission et la liberté est un équilibre dynamique. Nous aimerions tous nous croire libres et indépendants d’esprit, mais la réalité nous prouve de maintes façon que, dans notre choix d’intégrer de nouvelles règles ou de nouveaux usages, le souci de se conformer à l’opinion du groupe fait de nous des sujets soumis beaucoup plus souvent que nous ne le pensons. Les publicitaires et “Les gourous de la com” (cf le livre d'Aurore Gorius et Michaël Moreau, " Les gourous de la com'",éditions La Découverte, mars 2011) connaissent bien tous les ressorts de la psychologie (individuelle et de masse) qu’il faut actionner pour conduire “l’opinion publique” dans le sens voulu. Cela ne marche pas à tous les coups, mais dans la mesure où nous ne sommes pas conscients de cette emprise, un échec sera corrigé rapidement par un changement de cap qui va, de toute façon, nous conduire là où l’on veut nous mener (prenons l’exemple du Traité Constitutionnel Européen qui a été finalement adopté, légèrement modifié, contre l’avis du peuple, et sans que celui-ci ne fasse la révolution pour autant).
Parmi toutes les stratégies mises en œuvre pour conduire le peuple dans le couloir étroit que l’on ouvre devant lui on peut, il me semble, en observer une particulière ici.
Les meilleurs manipulateurs sont ceux qui ne savent pas qu’ils sont manipulés. Un représentant médical qui ne croit pas dans la molécule qu’il est censé promouvoir ne sera pas vraiment efficace. C’est la raison pour laquelle nous sommes parfois sidérés de voir des journalistes ou des politiques dire des énormités qui leur paraissent évidentes (lesquelles seront vites corrigées grâce à leur conseillers en communication). Ils ont tellement intégré la doxa qu’ils ne perçoivent plus la façon dont les citoyens peuvent vivre leurs paroles ou leurs prises de position. La formule “Ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche !” faussement attribuée à Marie-Antoinette, évoque bien ce décalage que la certitude de posséder la vérité et la légitimité peut donner à certains discours…
Quand on parle avec quelqu’un qui est sous une emprise sectaire, on est frappé par sa répétition imperturbable de formules apprises, et par la fermeture totale à toute nouvelle démonstration de vérité que l’on va tenter de lui présenter. Pire : chaque nouvel effort le raidira dans sa position, et l’on aura l’impression d’avoir affaire à quelqu’un de plus en plus fermé, qui peut devenir agressif. Ce blocage est le résultat du clivage psychique qui est à l’œuvre.
Deux mouvements psychiques accompagnent l’emprise (je ne vais pas parler de la façon dont on opère l’emprise, je me contente ici d’en préciser les mécanismes chez celui qui y est soumis sans le savoir).
Le premier mouvement, c’est l’abandon d’une partie de son auto-préservation au bénéfice de la préservation de l’autre : c’est ne plus penser pour soi, ou à sa place, mais pour l’autre, ou à la place de l’autre, comme cela a été démontré dans le cas extrême du Syndrome de Stockholm.
Le deuxième mouvement, c’est le clivage du psychisme, c’est-à-dire qu’un mur se construit entre deux parties du moi : celle qui continue à vivre normalement et s’occuper de soi, et l’autre partie qui est dirigée par le “chef de l’emprise”, l’idéologie ou le gourou et qui ignore le moi pour voir les choses à la façon du gourou. Ces deux parties sont en conflit, ce qui fait que vouloir, de l’extérieur, abattre le mur du clivage réveille ce conflit, donc l’angoisse du sujet sous emprise, d’où l’agressivité qu’il peut développer vis à vis de celui qui entend lui ouvrir les yeux. Le clivage permet au sujet de ne pas savoir qu’il est sous emprise. Ce qui est dommage, car, quand il le comprend, sa pensée reprend une circulation plus fluide, il peut se poser des questions, et sort ainsi de l’emprise.


Quel rapport avec l’actualité ?
Comme je le disais plus haut, ce qui me semble important, entre autre, dans l’évènement qui nous occupe, c’est la réaction des intervenants publiques. Un grand nombre d’entre eux, même des femmes, savaient quelque chose des particularités de la vie privée de DSK et faisaient pourtant, semble-t-il, comme si cela n’existait pas. Et, au moment où ce qui était craint par certains est peut-être arrivé (une "affaire sexuelle", en bien plus grave cependant) ils réagissent affectivement et publiquement comme si cela n’était même pas envisageable.
Pourquoi ? Pour influencer la justice new-yorkaise ? Bien sûr que non ! Pour nous convaincre ? Hum, à l’heure d’internet, et avec quelques médias non aux ordres, il y a peu de chance que cela passe car le citoyen attend désormais des faits, des vidéos, etc : de simples déclarations d’opinion, même virulentes ou passionnées, le laissent sur sa faim. Non, je crois que cette défense massive et homogène est surtout d’origine affective, et qu’elle est le résultat, outre de l'affection pour certains, d’un clivage partagé, une espèce d’aliénation collective : on peut faire l’hypothèse que ceux qui ont décidé depuis plusieurs années que DSK serait le futur candidat de la gauche, ont réussi à faire oublier à ceux qui nous dirigent ou nous informent que ce futur présidentiable avait apparemment un talon d’Achille. Ceux-ci le savaient, mais, en même temps, ils ne le savaient pas. C’est cela, le clivage psychique.
L’article d’Agoravox concernant le témoignage de la jeune journaliste reprend une émission de télévision. L’émission a été vue, l’article a été lu, et ensuite ? Rien, ou presque. La peur ? Probablement, mais une peur inconsciente, qui nous conduit à rester dans le droit chemin que l’on nous indique, la peur, peut-être, d'être le seul à dire. On identifie et on critique souvent l’auto-censure, mais celle-ci est souvent normale, stratégique, légale : on ne peut pas tout dire, à tout le monde, ou n'importe comment. Ce qui est problématique, c’est l’auto-censure de la pensée, le frein à réfléchir et à faire les liens qui nous permettraient de constater que un plus un, cela fait deux.
A mon sens, on peut considérer que nous en avons eu un exemple là, mais on pourrait en trouver mille autres. La bouillie médiatique servie en continue nous transforme en enfants qui ne parviennent plus à exercer leur libre-arbitre, surtout si tous les médias disent la même chose. J’ai vu la réaction éberluée de Jean-luc Mélenchon quand on lui a parlé du Siècle, je reconnais l’incrédulité déterminée de ceux que l’on informe des réunions internationales plus ou moins secrètes qui sont l’aspect caché des vitrines offertes à notre légitime curiosité démocratique. Et par ailleurs, je suis déçue de voir que ceux qui sont le plus lucides sont aussi ceux qui sont le plus convaincus que le vote ne sert à rien (alors que “Si tous les gars du monde voulaient se donner la main…”) car tout est fait pour cela afin de détourner des urnes les opposants les plus virulents.
Mais surtout, je décèle ce clivage, cette faiblesse qui freine notre clairvoyance, cette envie de ne pas voir le pire et d’être rassuré par le sentiment que nos élites savent ce qu’elles font.
En fait, elles ne le savent pas toujours, mais elles l’ignorent. Et nous préférons l’ignorer aussi et nous sentir entre de bonnes mains, signant nous-mêmes notre pacte de servitude volontaire.


Sortie d’emprise
Quand nos élites elles-mêmes sortiront de l’emprise (et je ne parle pas des vrais décideurs financiers qui tirent les ficelles) ou quand nous choisirons des représentants lucides et courageux, nous pourront retrouver l’exercice réel de la démocratie.
Mais pour cela, il va falloir que nous reconnaissions aussi en nous-mêmes les facteurs de notre aliénation. Révision déchirante mais nécessaire de nos certitudes. S'il semble plus facile de croire les belles histoires que nous content les experts en "storytelling" ou de hurler avec les loups concepteurs de la "Stratégie du choc" décrite par Naomi Klein ("La stratégie du choc : la montée d'un capitalisme du désastre", éditions Actes Sud, 2008) ce n'est pas comme cela que chacun d'entre nous agira dans le sens du gouvernement du peuple par lui-même.

Je sais que je ne sais pas” ne signifie pas qu’il faut s’en remettre à autrui, mais au contraire que le doute, et donc ici l’interrogation sur le pourquoi et le comment de l’information, ou de la non-information, est nécessaire au surgissement de la vérité, et à la reprise en main de son destin et du destin du pays tout entier par lui-même.

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