On continue de se suicider dans les entreprises. Partie dramatiquement visible d'un malaise qui s'est répandu au coeur de la vie professionnelle, ces morts nous parlent et interpellent la société. Seront-ils entendus ? Les responsables sauront-ils faire le bilan de ces années de management moderne afin de permettre que d'autres tragédies soient évitées ? Il faut l'espérer.
Hier, on apprenait qu'un médecin du travail de France-Télécom venait de poser sa démission parce qu'elle n'avait pas les moyens de travailler : les moyens d'écouter la souffrance des salariés, oui, mais ceux de faire cesser les causes de cette souffrance, non.
Je ferai un parallèle, sans savoir précisément ce que ce médecin en dirait lui-même, entre le suicide des salariés de France-Télécom, et les démissions de plusieurs médecins du travail. Le point commun résiderait, selon moi, dans la responsabilité donnée à quelqu'un, assortie de mesures empêchant d'exercer favorablement cette responsabilité. Du non-sens, de l'insensé.
L'équilibre des forces dans l'entreprise
Les groupes humains sont organisés selon le modèle : un dominant/des dominés. Avec parfois un peu plus de complexité : un chef (qui commande)/un leader (qui a les idées)/ des subordonnés (qui exécutent).
Sans prendre le temps de discuter ici de comment le pouvoir est pris et gardé par le chef, je m'intéresserai à la question de comment l'équilibre se maintient. Selon moi, c'est parce que chacun y trouve son compte, et la collectivité aussi, que le groupe garde sa cohérence. Le désagrément d'obéir est compensé par une décharge de tâches désagréables ou difficile, et la perte de liberté est compensée par une protection soutenue par le chef. De même, un travail ennuyeux et répétitif a le mérite de ne pas entrainer de surmenage intellectuel, tandis que le travail de direction, tout complexe qu'il soit, apporte des satisfactions financières, de la reconnaissance et un sentiment de réalisation personnelle qui compensent bien l'effort fourni.
Je ne décris pas un fonctionnement idéal, mais la façon habituelle dont se passent les choses quand tout fonctionne à peu prés normalement, et que chacun trouve peu ou prou son compte dans la machine professionnelle (je dis « à peu prés » parce qu'on a quand même plus de chances de s'épanouir dans son travail si l'on y exerce une activité où l'on peut faire autre chose qu'obéir à des consignes, mais ce n'est pas mon sujet ).
Dit autrement, la bonne marche de l'entreprise tient à un équilibre entre les positions de tous les protagonistes, cet équilibre permettant à chacun de voir les inconvénients de sa fonction compensés par des avantages à différents niveaux.
Mais ça, c'était avant l'arrivée du management moderne.
Etatisation ou globalisation
Les capitalistes, et encore davantage les néolibéraux, ont tout fait pour que la pensée marxiste soit diabolisée, accusée d'être responsable de l'effondrement économique des pays qui ont tenté de la mettre en oeuvre, l'URSS en premier. Alors que l'on peut penser que l'effondrement du régime soviétique a à voir, aussi, avec des facteurs qui sont présents actuellement dans la marche en avant du néolibéralisme mondialisé. En effet, si le système économique soviétique n'a pas fonctionné, c'est, me semble-t-il, entre autre, parce qu'il était étatisé et obéissait à des normes absurdes (c'est-à-dire qui n'avaient plus de lien avec le bon sens, la logique et la réalité). Et aussi parce qu'il se faisait contre les citoyens et les travailleurs et non pour eux. Les images édifiantes et les récompenses, telles celle du meilleur travailleur soviétique, ne cachaient que mal l'instrumentalisation du travail des hommes au bénéfice d'un état tout-puissant, et le malheur individuel généré par cette étatisation. L'aspect absurde du travail dans ces régimes nous a été rapporté depuis par ceux qui l'exerçaient, ainsi que le manque de liberté qui s'étendait, aussi, au champ professionnel. Cela nous a été rapporté après-coup, parce que la propagande nous disait l'inverse.
Que se passe-t-il du côté de nos "démocraties financières" ?
On constate aussi une définition de normes, toujours plus contraignantes, encore plus mondialisées, encore plus absurdes, parce que complètement indépendantes des données culturelles ou historiques locales ( cf la norme iso 9000, mais d'autres normes ou échelles d'évaluation à la logique abstraite, accolées à tout un secteur professionnel, ou inventées localement, pour disparaitre devant un nouveau changement de référentiel). On retrouve de plus la même propagande qui doit donner l'impression à l'employé qu'il est libre (ici de consommer, et de travailler plus; leurre puisqu'il peut être mis au chmage ou placardisé s'il n'a plus l'heur de plaire, du fait de son approche fatidique de la cinquantaine, par exemple) et que la hiérarchie n'est pas pesante. Et le même non-sens : à l'équilibre ancien que j'ai décrit en premier lieu, équilibre entre désagrément et satisfaction, équilibre entre intérêt du chef ou de l'entreprise ( ou des financiers) et intérêt des salariés, s'est substitué une emprise de la direction sur les salariés, se servant des techniques de persuasion et de manipulation, pour amener ceux-ci à faire ce que l'on veut qu'ils fassent, sans prendre garde au fait qu'ils doivent, eux aussi, obtenir une satisfaction dans leur travail. Le salarié n'est pas content de lui-même, mais ne peut en vouloir aux managers qui gardent le sourire et se présentent comme amicaux. On peut même dire qu'il est conditionné à être content de son manager, mais pas de lui-même.
A l'opposé d'une satisfaction nécessaire, la vision globalisante et instrumentalisante qui sous-tend le nouveau management utilise le stress comme levier, car il est plus facile d'avoir de l'emprise sur un salarié stressé que sur un salarié heureux et épanoui. La satisfaction est toujours remise à plus tard, et le salarié, évalué selon des critères qu'il ne maitrise pas, sur des compétences qui ne sont pas forcément celles qu'il a acquises dans son travail, n'a souvent aucun retour positif de son investissement professionnel (alors que la pression professionnelle, elle, est souvent majeure ). Le non-sens fait retour, massivement, et avec lui, les affects dépressifs. Non-sens car le plaisir de réussir n'est que rarement au rendez-vous. Et les punitions imméritées, fréquentes ( “Time to move”). Quant au plaisir de la convivialité qui a toujours fait partie de ce qui permettait d'apprécier son travail malgré des contraintes professionnelles parfois extrêmes, il est combattu par le management, qui craint trop les effets de groupes diminuant la force de l'emprise, diminution dont les managers craignent qu'elle puisse conduire à des mouvements sociaux dans l'entreprise. Plus de machine à café, temps de paroles entre les salariés contrôlé voire réduit à néant, individualisation des tâches et développement des échanges virtuels : un employé actuellement peut passer plusieurs mois, voire plusieurs années sans parler avec son collègue de l'étage voisin, avec lequel il échange pourtant des courriers professionnels...
Certains managers, naïvement, ou cyniquement, évoquent comme solution pour sortir de la crise du monde du travail révélée par ces suicides, une identification plus grande du salarié à son entreprise. Comme si le sens de son travail allait être retrouvé par celui-ci en participant collectivement au gain de productivité. C'était vrai dans les entreprises paternalistes, où le patron savait reconnaître l'effort ou la compétence de son employé, et n'omettait pas de le récompenser.
Mais, de nos jours, l'adhésion au projet d'entreprise qui est demandée aux salariés, et en particulier aux cadres, ne s'assortit d'aucune protection, au contraire. La compétition et la rivalité sont volontairement entretenues, et chacun sait qu'il peut faire partie de la prochaine charette. La productivité accrue apporte des bénéfices aux actionnaires, pas aux salariés, et peut s'accompagner de licenciements : quel est le sens de travailler à sa perte ?
La double-contrainte
Devant l'exigence de travailler à flux tendu, et la conscience que cela ne changera rien à l'évolution hasardeuse de sa vie dans l'entreprise, le salarié est pris dans un système de double-contrainte (voir aussi ici ). Il a envie de faire au mieux, mais s'il tente de le faire, il sait qu'il vivra très mal le fait d'être licencié ou rétrogradé. Cependant, s'il lâche un peu prise, assumant de ne pas avoir les moyens de remplir ses objectifs (ceux qu'on lui a donnés en lui faisant croire que c'est lui qui les a fixés, et qui sont irréalisables) c'est-à dire s'il ne travaille pas en plus de son temps de travail, il aura le sentiment d'être responsable des reproches, voire de la disqualification, qu'il risque de subir.
Ces situations d' « impasse relationnelle » sont hautement suspectées par le psychanalyste Sami-Ali d'être responsables de traductions dans le corps de la souffrance d'une âme qui n'a aucune issue pour trouver de la satisfaction. C'est probablement comme cela que l'on peut expliquer les troubles musculo-squelettiques qui se développent en même temps que la dépression au travail.
De même que la soviétisation de la société avait une structure en forme de pyramide descendante (le « centralisme démocratique ») de même le management qui infiltre actuellement la plus grande partie de la société française, mais aussi, je crois, européenne, a été pensé et réfléchi, et son expansion répond a une volonté, sinon centralisatrice, du moins, uniformisatrice.
Conséquences
C'est selon moi une erreur grave, qui dépasse notre pays, que d'avoir laissé se mettre en place ce type de management de façon massive et sans en évaluer les conséquences en retour, car ce système méconnait le besoin de bonheur et de satisfaction de chacun, ainsi que le fait que les structures ne perdurent que par le mouvement permanent entre des forces opposées. Annihiler la force des salariés, qui, de partenaires, deviennent des adversaires à faire taire par tous les moyens connus et étudiés de l'influence, revient à oublier le rapport réciproque entre individus, pour le transformer au seul bénéfice de l'employeur ou de l'actionnaire. L'équilibre est rompu. On peut se douter qu'un jour ou l'autre la souffrance de ceux qui n'ont pas été pris en compte fera éclater les systèmes. Des signes qu'une barrière a été franchie par endroit se font jour : il faut espérer que les décideurs ont gardé assez de bon sens pour en tenir compte.
A noter : le compte-rendu d'un sondage dans Les Echos.fr de ce jour