Quand on allait te voir, quand j'allais te voir, c'était dans le deuxième bâtiment, le plus enfoncé dans la Cité. Mais depuis les fenêtres du train, c'est lequel ? Et quel étage ? Lorsque je montais à pied, à cause de ma peur des ascenseurs, j'hésitais souvent : 7ème ? 9ème ? 11ème ? Je redescendais parfois, parce que j'étais allée trop haut. Tu étais toujours contente de me voir. Tu m'offrais un thé et des biscuits au chocolat. On se faisait du bien : tu étais seule, et je me sentais seule. Tu m'écoutais quand j'évoquais mes interrogations d'adolescente, mes expériences qui te heurtaient parfois, tu t'inquiétais de me savoir en vélomoteur : tu étais la seule personne, d'ailleurs, à t'inquiéter pour moi, et tu n'as jamais su à quel point cela me réchauffait le cœur.
On descendait parfois dans le jardin en bas des immeubles, tu t'appuyais sans raison sur moi, mais tu étais tellement fière de dire aux voisines que l'on rencontrait « C'est ma petite-fille ! ». Un de mes frères a le même souvenir.
Et puis cela n'a plus été la peine de monter les escaliers, tu n'étais plus là, tu avais pris congé de la vie, et de nous, par un saut ultime, le saut de l'ange que tu étais pour moi.
Pendant des années je suis passée à côté des deux tours toutes les semaines parce que je me formais à Paris et que ces deux sentinelles du désespoir jouxtaient les voies ferrées. A chaque fois la même peine revenait, les mêmes images. Je me sentais tomber à ta place, je me demandais si tu avais pensé à nous, j'imaginais avec terreur que tu avais pu regretter ton geste avant de t'écraser sur le sol. As-tu eu le temps d'avoir mal ? Je me voyais me mettre au-dessous de toi et te faire remonter, à la force de mes bras, sur le rebord de la fenêtre que tu venais de quitter...
Ce n'était pas vraiment une commémoration parce que, les rares fois où je parvenais à ne pas y penser, j'étais soulagée.
Tu n'as jamais su la peine que tu m'as fait. Mais je sais que toi, tu allais vraiment très mal. Quand je t'avais vue si maigre, les yeux vides, méconnaissable, répétant en boucle une histoire de culpabilité qui me semblait folle, j'avais réalisé que quelque chose n'allait pas du tout. J'avais aussitôt alerté mon père, ton fils, médecin, revenu depuis peu de son expatriation. Il m'a dit « Ne t'inquiète pas, je prends les choses en main ».
En fait, il m'a expliqué plus tard, après ta mort, que tu étais maniaco-dépressive, et qu'il t'avait plusieurs fois faite hospitaliser en urgence pour çà. Mais cette fois-là, il t'a juste conseillé de voir ton psychiatre.
Quand je suis revenue te voir, quelques jours après cette visite qui m'avait laissé une inquiétude sourde, tu m'as dit que ta meilleure amie avait insisté sur le fait que tu n'étais pas coupable, et que tu la croyais. Mais j'ai bien senti que ce n'était pas vrai. Tu m'as parlé aussi de ton psychiatre (j'ignorais jusque-là son existence) en te plaignant du fait que les médicaments qu'il te donnait te faisaient pousser les poils et que tu les avais donc arrêtés. Je n'y connaissais rien, je ne savais pas quoi te dire.
Tu m'a aussi rendu le pull que tu tricotais pour mon anniversaire proche en me disant que tu n'arriverais pas à le finir. J'ai insisté en disant que ce n'était pas pressé, mais je suis cependant repartie avec le pull, mal à l'aise. Tu m'as aussi dit que tu ne viendrais pas à mon anniversaire, j'ai insisté mollement, mais je ne voyais effectivement pas comment on allait pouvoir s'amuser avec une grand-mère ayant un état d'esprit aussi sinistre...
C'est la dernière fois que je t'ai vue.
Mon père et sa femme sont venus m'annoncer la nouvelle, dans ma chambre d'étudiante. J'ai eu du mal à le croire, cela me paraissait irréel.
Plus tard mon père a contacté ton psychiatre, pour l'informer de ta mort. Celui-ci a dit que tu n'avais jamais été maniaco-dépressive, juste hystérique, témoignant par là de son erreur d’appréciation, et de son erreur médicale, car lui non plus ne t'a pas hospitalisée : il ne t'a pas sauvée, mon père non plus et moi non plus.
Depuis toutes ces années, j'ai réussi pourtant à dépasser mon sentiment de culpabilité vis-à-vis de toi. En fait, j'avais 18 ans et il n'y a que moi qui me préoccupais vraiment de toi.
Mais mon amour ne t'a pas retenue et j'en ai, depuis ce jour fatal, un regret infini.
« Ma petite Mammy » (c'est comme ça que je t'appelais parce que tu étais petite, et que j'étais grande) je n'ai pas pu te dire combien je t'aimais, combien ta fantaisie, ton élégance, ta gentillesse, m'ont fait du bien et m'ont aidée à grandir. Tu me parlais de ton enfance, de ton mariage. Tu jurais dans le patois de ta jeunesse, le patois de Pau. Tu savais tuer un poulet d'un coup sur la tête et recueillir le sang, pour faire la sanguette, à l'ail, qu'on adorait.
Je te racontais mes premières amours, et tu me disais « Fais attention, ça se perd vite, une réputation ! ». On était dans les années 70 et je me retenais de rire à tes recommandations d'un autre âge. Mais je ne voulais pas te blesser, je t'aimais trop.
Tu nous offrais des vêtements à la mode, des pantalons pattes d'éléphant pour mes frères, un pull vert fluorescent que tu avais tricoté pour moi...
Tu étais une grand-mère comme on en rêve.
Tu es partie trop tôt mais je te remercie infiniment d'avoir été là pour moi, jusqu'à ce que ta souffrance t'emporte à jamais.