L’Affaire Kravtchenko ou l’anti-Apocalypse

J'ai bien aimé le documentaire d'une heure des Mercredis de l'Histoire que vient de diffuser ARTE et intitulé « L'Affaire Kravtchenko », réalisé en 2009 par Bernard Georges, déjà connu pour un précédent documentaire historique de 2006 : « Verdun, année 1916 » (1).

Nous sommes ici dans une anti-thèse radicale d'Apocalypse (2).

Ici, on ne prétend pas raconter la totalité d'une guerre comme elle n'aurait jamais été montrée en ajoutant une pointe de réalisme artistique, la colorisation des images, à une réalité historique du document, le noir et blanc, mais on part très subtilement d'un point particulier, le procès en diffamation intenté par un dissident soviétique en France, pour remonter au déclenchement de la guerre froide et à la transformation dans l'imaginaire national d'un « parti de la Résistance » en un « parti de la Dictature ».

Ici, et c'est le point le plus important, le document (noir et blanc) n'est qu'une illustration de la page d'histoire qu'on ambitionne d'écrire. Il ne se suffit pas à lui-même. Il doit être déchiffré et expliqué pour être compris, d'où la place centrale donnée aux témoins survivants et aux historiens actuels (en couleurs donc) qui interviennent en alternance pour commenter ce que le document nous donne à voir.

Parmi les témoins, on trouve :

- Pierre Daix, ami de Picasso, résistant communiste et ancien rédacteur-en-chef des Lettres françaises, qui dénonce les crimes de Staline dès 1957 et rompt définitivement avec le parti communiste français en 1974.

- Edgar Morin, sociologue fondateur de la pensée complexe, résistant communiste devenu collaborateur aux Lettres françaises par l'entremise de Maurice Thorez et qui est exclu du parti communiste français en 1951 pour un article paru dans France Observateur.

Parmi les historiens, figurent :

- Monique Desanti, biographe et essayiste, résistante communiste qui fut très liée à Jean-Paul Sartre et à Simone de Beauvoir.

- Michel Winnock, agrégé d'histoire contemporaine, membre de la revue Esprit puis fondateur de la revue L'Histoire.

Pour résumer l'affaire : Victor Kravtchenko est un ancien capitaine de l'armée rouge, membre du parti communiste soviétique depuis 1929, envoyé à Washington en 1943 où il fait défection et y obtient l'asile politique. Il écrit en 1946 ses mémoires intitulées « Why I chose freedom », traduit en France l'année suivante sous le titre : « Pourquoi j'ai choisi la liberté ». Il y dénonce la collectivisation des terres et les camps de prisonniers staliniens, ce qui lui vaut une contre-dénonciation unanime des partis communistes du monde entier qui jouissent, surtout en Europe, d'une grande autorité morale en raison du prix payé à la Résistance au nazisme. En France, en particulier, les Lettres françaises l'accusent de désinformation au profit des services secrets américains en se fondant sur de faux documents émanant des services secrets soviétiques. Victor Kravtchenko attaque en diffamation les Lettres françaises en 1948 devant le tribunal correctionnel de la Seine et gagne son procès en 1949.

C'est l'époque où les partis communistes s'emparent du pouvoir par la force un peu partout en Europe afin de créer une situation de fait : interdiction des partis bourgeois en Roumanie en 1947, élimination des adversaires hongrois et « coup de Prague » en 1948. L'auréole stalinienne de la victoire sur le nazisme a vécu. Son vrai visage commence à apparaître au grand jour.

Lincunable, 7 octobre 2009

___________