Je me souviens, il y a quelques décennies (1987), d'un débat entre Jean-Marie Le Pen et André Lajoinie alors chef du Parti Communiste, ce dernier avait justifié sa présence parce qu'il allait "démasquer" Le Pen. Pour résoudre la question qui se posait alors du "Faut-il débattre avec Le Pen ?", André Lajoinie avait mis au point une stratégie imparable qui consistait à ne jamais regarder le leader du Front National pendant la discussion. En somme, je débats mais je nie l'existence de l'adversaire. Ce scénario a rapidement pris l'eau, Jean-Marie Le Pen ridiculisant rapidement le leader communiste en lui suggérant que passer une heure trente à débattre en regardant les chaussettes du concurrent endait la discussion absurde.
Finalement, quarante sept ans plus tard, on en est à peu près aux mêmes questionnements : faut-il regarder en face les élus d'extrême droite ? Faut-il leur serrer la main à l'Assemblée Nationale ? La gauche doit-elle adopter le chifoumi ? Faut-il jouer au foot avec eux ? Faut-il voter toujours contre ce qu'ils proposent même si on est d'accord ?
Derrière ces questions, il y a toute la stratégie à opposer à l'extrême droite. Faisons le constat clairement : la mise en avant de l'honneur et des valeurs a montré son échec puisque bien que mis au ban et bien que leur légitimité ne soit toujours pas reconnue, leur score ne cesse de progresser et on n'imagine pas vraiment que la position de Sandrine Rousseau persuade finalement les électeurs RN de s'engager derrière l'élue EELV sur la voie de l'honneur et des valeurs.
Ainsi, l'arc républicain est loin d'être mort malgré les récentes humiliations et certains à gauche revendiquent toujours d'être les castors de la République en appelant à voter Estrosi, Wauquiez ou Darmanin, sous prétexte qu'ils valent mieux que leurs concurrents RN. A l'arrivée, ils sont surtout les castors de la droite, c'est rarement la gauche qui est gagnante dans cette stratégie : Chirac avec les pleins pouvoirs en 2002, Macron en 2017 et puis reMacron en 2022, Barnier en 2024. Là c'est le pompon, le meilleur : Macron battu, LR pulvérisé se retrouvent tous les deux installés au pouvoir, grâce au fameux arc républicain.
Certains doivent bien rigoler. En premier, ceux qui ont intérêt à ce que tout continue comme ça et qui conservent la seule chose qui leur importe : le pouvoir. Ceux-là vont se faire les donneurs de leçons, les porteurs de morale, de valeur et d'honneur. Ils vont guetter le moindre manquement à ce onzième commandement : "Face au RN, toujours tu voteras pour nous, la bonne vieille droite, celle qui est légitime à gouverner, pour toujours". Et si un responsable de gauche devenait irresponsable, tous les feux de la caste médiatique s'abattront sur lui et pleuvront les condamnations morales, et alors je ne donnerai pas cher de sa survie politique.
Sandrine Rousseau affirme que la réforme sera abrogée un jour mais avec honneur. Il faut donc en attendant le graal promis ployer sous la charge des années mais on garde notre honneur, il faut à 63 ans chercher du boulot mais au moins l'honneur est sauf, on pourra expliquer à nos élèves de primaire que gérer une classe de 30 élèves est certes épuisant à 64 ans mais au moins on a notre honneur.
Dans les luttes sociales, il me semblait que seul le résultat comptait, il me semblait que ce n'était pas pour défendre notre honneur qu'on a été manifester quatorze semaines d'affilée en 2023, mais bien pour obtenir un résultat concret. Et puis peut-être même que dans les rangs des manifestants, il y avait quelques électeurs RN. Le fait dont je suis certain c'est que les élus macronistes et LR n'étaient pas dans les cortèges et que ce sont pourtant eux qui sont aujourd'hui au gouvernement.
La gauche a l'honneur et la droite a le pouvoir. Et ça risque de durer longtemps, à la grande satisfaction de ceux qui prospèrent et dirigent.
Face à l'inexorable tsunami du RN, je n'ai pas de solution instantanée mais si la réforme des retraites était abrogée, je serais prêt à céder un peu de mon honneur à Sandrine Rousseau.