En février 1921, les troupes de la Russie soviétique envahirent le territoire de la Géorgie, petit pays du Caucase du sud. Un mois plus tard, suite à l’avancée de l’Armée rouge, la France évacua par la mer le gouvernement ainsi que la plupart de ce qui constituait alors l’élite politique et militaire géorgienne. Après un rapide passage à Istanbul, le gouvernement en exil s’installa officiellement dans la région parisienne avec l’aide et la protection du gouvernement français. Ma grand-mère paternelle, issue d’une famille de militaires hauts gradés, fit partie de ce voyage. Mon grand-père, jeune activiste au sein du parti social-démocrate au pouvoir jusqu’alors, fut lui emprisonné par les Russes avant de pouvoir s’évader et rejoindre la résistance en France par d’autres moyens. Mes grands-parents, comme la plupart de ces exilés, ne revirent cependant jamais leur pays, qui ne se libéra du joug soviétique qu’en 1991.
Près d’un siècle après cet épisode destructeur de son Histoire, la Géorgie risque de sombrer à nouveau dans le totalitarisme et le despotisme. Le pays, qui a pourtant beaucoup progressé dans son développement et celui de sa société civile ces vingt dernières années, organise des élections législatives ce samedi, dont l’issue pourrait bien l’éloigner à nouveau de la démocratie et de la liberté. Le parti au pouvoir, « Rêve Géorgien » (fondé par le milliardaire et oligarque Bidzina Ivanichvili qui a fait sa fortune en Russie), multiplie en effet les actes et les déclarations contre la société civile et les minorités ces derniers mois. En mai dernier, il fait ainsi voter une loi sur les ‘agents de l’étranger’ malgré la mobilisation quotidienne, durant six semaines, d’une grande partie de la jeunesse. Cette loi, qui oblige les médias et les ONG percevant plus de 20 % de leur financement en provenance de l’étranger à s’enregistrer comme « agent sous influence étrangère », est directement calquée sur une loi votée dix ans auparavant en Russie et qui a permis au gouvernement russe de museler massivement la société civile. En septembre, le gouvernement fait passer une loi anti-LGBT, là encore copie conforme d’une loi russe, qui interdit dans des termes ambigus toute « propagande » des relations autres qu’hétérosexuelles dans l’espace public et sur les écrans.
En face de Rêve Géorgien, qui joue sa réélection, les partis d’opposition sont en ordre de marche, fédérés par la Présidente Salomé Zourabichvili (qui a une fonction essentiellement honorifique en Géorgie) et portés par une jeunesse qui veut en finir avec cette dérive autoritaire. Mais les actes d’intimidations et d’agressions, souvent physiques, contre les figures libérales politiques et associatives se multiplient ces dernières semaines dans tout le pays. Les ONG répertorient également de nombreuses irrégularités et violations du code électoral de la part du parti au pouvoir comme la confiscation de cartes électorales de fonctionnaires ou l’intimidations des observateurs nationaux, faisant craindre une fraude massive lors du scrutin. En réponse, le premier ministre utilise abondamment la désinformation, accusant ces ONG de représenter exclusivement les intérêts occidentaux, et promet même de dissoudre les partis d’opposition si son parti gagnait les prochaines élections.
Dans un pays où plus de 80% de la population souhaite une intégration dans l’Union Européenne et un éloignement de la sphère d’influence russe, nombreux sont celles et ceux, en particulier les jeunes, qui ont prévu de s’exiler en cas de maintien au pouvoir de Rêve Géorgien. Etudiants, jeunes actifs, activistes, journalistes, artistes… Tous constituent la future élite géorgienne et risquent de devoir fuir comme leurs aînés en avaient été contraints, laissant à nouveau derrière eux un pays fermé, sans avenir. Face à ce risque vital pour la Géorgie, les opinions publiques et les pays européens doivent maintenir une pression accrue sur le gouvernement géorgien pour qu’il arrête ce glissement illibéral, fasse en sorte que le scrutin se passe dans les règles et en respecte pleinement les résultats. En particulier, la France doit coordonner ces efforts diplomatiques et faire tout son possible pour aider la société civile géorgienne à survivre et continuer à prendre en main son avenir. Parce que c’est son rôle traditionnel et son intérêt de défendre les petites démocraties face aux menaces de la Russie. Et parce-que c’est le sens de l’Histoire.
Victor Sardjeveladze, travailleur humanitaire d’origine géorgienne