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Voilée derrière un rideau de tulle transparent, une immense toile d’araignée, faite de gros câbles noirs, sépare la salle de la scène. Sur un plan incliné, dans un halo de lumière, 3 silhouettes massives, inquiétantes, rappelant les figures antipathiques de dictateurs depuis longtemps disparus, toisent un public frappé de stupeur, tant l’étrangeté de la situation rappelle un passé douloureux qu’on rêverait à jamais enfoui dans nos livres d’histoire et qui tend à ressurgir. Le silence est pesant. Il est rompu par la voix âpre, rugueuse, d’un homme de cirque (épatant Bakary Sangré). Armé de fouets dont les claquements ponctuent les paroles, il prévient les incrédules des risques de refuser de voir les signes avant-coureurs du drame à venir, de La résistible ascension d’Arturo Ui.
Tout commence dans les bas-fonds de Chicago où le sombre petit homme (magistral Laurent Stocker), dont la mèche plaquée et la petite moustache ne permettent aucun doute quant à la référence historique, cinématographique, règne en maître. Manipulateur machiavélique entouré d’hommes de main violents et psychotiques (inénarrable Serge Bagdassarian, fascinant Thierry Hancisse et diabolique Jeremy Lopez), il se sert de la crise économique qui voit le cours du chou-fleur s’effondrer pour mettre la ville sous sa coupe. Véritable allégorie de la montée du fascisme en Allemagne, cette pièce de Brecht est avant tout une farce noire, dénonciatrice des mécanismes sombres et simplistes qui ont permis à Hitler de prendre le pouvoir. Au-delà de l’évidente métaphore, le célèbre auteur allemand, qui a fuit le régime nazi, s’attaque aussi au danger, pour le commun des mortels, d’une société où capitalisme et grand banditisme flirtent dangereusement.
En inscrivant au répertoire du Français la farce noire de Bertolt Brecht, Eric Ruf nous met en garde, une nouvelle fois, contre le réveil imminent de la bête brune qui, dans une ombre de moins en moins opaque, tend à gangréner les sociétés occidentales. En confiant la mise en scène à Katharina Thalbach, fille d’une des actrices fétiches du dramaturge et digne héritière du Berliner Ensemble, ils marquent le souhait de garder l’œuvre dans sa forme originale, clownesque, burlesque, grotesque. Loin d’un esthétisme contemporain, la scénographie se rapproche de l’expressionnisme allemand, courant artistique considéré comme dégénéré par le régime nazi, marquant ainsi la volonté de la Comédie Française de dénoncer ,une nouvelle fois, les mécanismes inhérents à la montée du fascisme en Europe, aux dangers d’un capitalisme exacerbé.
A trop se rapprocher des codes du Berliner Ensemble, rappelant l’extravagance d’un cabaret underground, la mise en scène arachnéenne de Katharina Thalbach nous laisse de marbre. Si le sens profond du texte se fait douloureusement entendre, la farce de Brecht tourne court et tend malencontreusement vers le grotesque, le caricatural. Certains finiront par être séduits, pris à la gorge par la noirceur de ce manifeste burlesque antinazi, tandis que d’autres resteront, malgré la virtuosité de la troupe du Français, totalement imperméable à l’ensemble. Tous seront toutefois saisis d’effroi par le propos de cette fable du passé que la montée du populisme, partout en Occident, rend des plus réelles, des plus actuelles.
Olivier Frégaville-Gratian d'Amore pour l'Œil d'Olivier.
La résistible d'Arturo Ui de Bertolt Brecht. Mise en scène de Katharina Thalbach. Comédie-Française. jusqu'au 30 juin 2017.