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Billet de blog 16 février 2017

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La règle du Jeu, Attraction désastre entre théâtre et cinéma

En dépoussiérant les codes du Français, Christiane Jatahy réussit le prodige de nous ensorceler tout en nous exaspérant. Passée une première demi-heure qui frôle l’ennui, elle nous embarque dans le sillage impétueuxd’une troupe extraordinaire de comédiens qui redonnent au spectacle vivant tout son sens. Fascinant !

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Illustration 1
A la comédie Française, Christiane Jatahy bouleverser la Règle du jeu © Christophe Raynaud de Lage

Le rideau rouge est levé. Il laisse sa place à un immense écran qui obstrue la scène. Alors que la salle plonge dans l’obscurité, comme au cinéma, un générique impressionnant défile sur la toile blanche. Ce prologue filmé qui dure 26 minutes exactement, présente les lieux, les personnages, les liens qui les unissent. Nous ne sommes plus salle Richelieu, à la Comédie Française, mais dans le très bel hôtel particulier de Robert (charismatique Jeremy Lopez). Membre de la haute bourgeoisie parisienne, riche à millions, désœuvré, il organise une fête grandiose dont l’invité d’honneur est André Jurieux (ténébreux Laurent Lafitte), navigateur émérite, héros du jour, qui n’a pas hésité à plonger dans une mer déchaînée pour sauver la vie de migrants et, accessoirement, se trouve être l’amant de la femme de son hôte, la très belle Christine (lumineuse Suliane Brahim).

Alors que les premiers invités arrivent, place Colette – clin d’œil appuyé au Français, le conducteur de la première limousine n’étant autre qu’Eric Ruf, administrateur des lieux – , notre hôte parle de sa passion pour les images et la vidéo. Voulant offrir un divertissement hors du commun à ses convives, il filme les moindres détails de cette soirée unique. Sous le regard ahuri et goguenard des domestiques, dont la volage Lysette (fascinante Julie Sicard), rien ne lui échappe, ni les petits secrets, ni les regards langoureux, ni les petites phrases assassines. L’arrivée de sa maîtresse, la sculpturale Geneviève (éblouissante Elsa Lepoivre) , et de l’ami d’enfance de sa femme, le gentil Octave (épatant Jérôme Pouly), annonce le début d’un bal costumé au cours duquel tous finiront par tomber le masque des apparences. Alors qu’une surprenante et inquiétante course-poursuite aux faux airs de chasse se termine dans la salle Richelieu, au plus près du public, interloqué, l’écran disparaît dans les cintres. Le cinéma laisse, un temps, la place au théâtre. La pièce, la vraie, peut enfin commencer. Des personnages de chair et sang apparaissent et envahissent la scène. Rapidement, ils nous font oublier que nous ne sommes que des spectateurs pour devenir des acteurs de cette fête décadente et pathétique.

En s’attaquant au chef-d’œuvre de Jean RenoirChristiane Jatahy a non seulement placé l’action dans un contexte plus actuel – Christine n’est plus autrichienne mais marocaine, la crise des migrants s’invite sous les ors de l’Illustre théâtre -, mais elle s’est aussi affranchie des règles en mêlant étroitement cinéma et théâtre. Là où Ivo van Hove utilise la vidéo de manière très spécifique la pour coller au plus près de l’action dans son époustouflante et glaçante adaptation des Damnés de Visconti, l’artiste brésilienne s’en sert comme support à part entière de sa mise en scène. Si, sur le papier, l’idée d’imbriquer ces deux arts du jeu paraît intéressante, dans la réalité, le pari audacieux achoppe, non par la qualité du travail et des comédiens, mais bien par la longueur d’une première partie entièrement filmée qui finit par ennuyer. On vient au théâtre pour sentir la vie palpiter, pour approcher le jeu des acteurs, sans le filtre de la caméra. Il est donc bien dommage et terriblement frustrant d’attendre une demi-heure pour qu’enfin, les images glacées soient reléguées au second plan afin de laisser la part belle à une troupe du Français particulièrement en verve. Au sommet de leur art, ils nous entraînent dans la folle farandole de cette bourgeoisie frivole, en pleine déliquescence. Et il faut du talent pour donner aux spectateurs l’impression de traverser un quatrième mur et les intégrer totalement à la pièce. En traversant magistralement la passerelle entre réalité et fiction, les comédiens du Français réussissent l’impensable en nous invitant à une fête délirante, extravagante. Bras levés, le public chante à l’unisson un standard de Dalida avant de converser avec les principaux protagonistes du drame qui se joue en coulisses, de cette satire sociale acide et âpre.

i on peut regretter que la lecture moderne de Christiane Jatahy atténue considérablement la lutte des classes, sous-jacente dans le film de Jean Renoir, on se laisse totalement séduire par la fraîcheur qu’elle insuffle au scénario du réalisateur français. Utilisant la vidéo pour montrer à tous les moments volés entre les amants, elle signe un spectacle grandiose qui bouleverse nos jugements a priori sur la maison de Molière, et nous invite à en visiter les coulisses. Toutefois, l’omniprésence de la technologie cinématographique, allant jusqu’à l’utilisation d’un drone, est à un cheveu de tuer l’art théâtral que seul, le talent magistral de la troupe de la Comédie Française sauve d’une dramatique issue.

Pour sa première collaboration avec des comédiens français, la metteuse en scène brésilienne s’est entourée d’artistes aux multiples aptitudes. Ainsi, Serge Bagdassarian, fardé à l’excès, portant une magnifique robe à crinoline en résille noire, recouverte de plusieurs autres costumes des ateliers du français, et affublé d’une gigantesque fraise, nous ensorcelle sur une version troublante de Non Ho l’età. Il est rapidement rejoint par la sublime Elsa Lepoivre, qui vacille sous le terrible aveu de désamour de son amant. Femme flamboyante, maîtresse blessée, elle crève l’écran et brûle les planches. Face à elle, Suliane Brahim, plus lunaire, rayonne en femme désirée, convoitée, mais au final, terriblement seule dans un monde superficiel qui ne lui correspond plus. Jérémy Lopez, en hôte fantasque, envoûte littéralement la salle. Passant de siège en siège par-dessus les têtes des spectateurs, il est bluffant en maître de cérémonie. Toute la troupe, en harmonie parfaite, nous entraîne dans un tourbillon féerique et extraordinaire qui ne masque pas tout à fait la mélancolique et émouvante poésie du scénario de Jean Renoir. C’est ainsi que sur scène, comme projetée sur les murs, dans un silence presque religieux, la jeune Pauline Clément nous offre un bouleversant moment de grâce, où les larmes laissent place à un éclatant et touchant sourire.

En gommant un peu plus la frontière entre cinéma et théâtre, Christina Jatahy signe un spectacle qui séduit autant qu’il agace, une fantaisie pétillante et sombre, un conte moderne et satirique qu’il faut courir découvrir. A coup sûr, il ne vous laissera pas indifférent.

Olivier Frégaville-Gratian d'Amore pour l'Œil d'Olivier.

La règle du jeu d’après le scénario de Jean Renoir. Comédie Française-salle RichelieuJusqu’au 15 juin 2017.

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