Avec Graphs, Maps, Trees: Abstract Models for Literary History, Franco Moretti, professeur à Stanford, avait suscité un débat vif et clivé au sein des études littéraires. La publication d’une nouvelle collection d’articles de l’auteur, en course le mois prochain pour le National Book Critics Circle Award, offre l’opportunité de revenir sur la grande controverse du distant et du close reading – la lecture à distance ou de près des textes littéraires, et sur quelques prolongements qu’offrent désormais les machines aux propositions de Moretti.
C’est un sillon aussi remarquable qu’isolé que trace Franco Moretti dans le monde académique, depuis son Atlante del romanzo europeo, déjà largement traduit et commenté dans les années 1990. Salué pour ses audaces quantitativistes, ce spécialiste de littérature comparée est devenu une référence incontournable des bibliographies critiques. Mais les travaux se réclamant du distant reading restent rares. Quelques coups d’éclat ont cependant marqué le monde académique. Ainsi, l’équipe du Literary Lab de Stanford a suscité l’attention lorsqu’elle est parvenue a faire reconnaître par deux machines le genre littéraire de six œuvres, sans les « lire » ( dans l’acception strictement humaine du terme, c’est à dire en s’attachant au sens des textes) : l’une usait de repères grammaticaux, l’autre de signes sémantiques. La démonstration rappelle, les exploits des machines Deep Blue et Deeper Blue, devenues à la fin du XXe siècle de meilleurs stratèges que Gary Kasparov. L’ambition de Stanford est moindre, mais le berceau est identique – un campus étatsunien ; le champion d’échecs est remplacé par l’influent critique Stanley Fish, qui répond coup par coup aux avancées des digital humanities dans colonnes du New York Times.
La proposition initiale de Moretti, qui tient plus de la méthode que de la théorie, est simple, et désormais bien connue : arrêter de lire les fictions pour mieux les comprendre, et commencer à les compter et à les mettre en cartes, en graphes, en arbres, en schémas. Bien entendu, Moretti lit les livres. Bien entendu il se nourrit et dialogue avec la théorie littéraire classique. Mais il propose un changement de perspective, qui permet de sortir de la seule étude du canon, ou de l’envisager dans un ensemble beaucoup plus vaste. L’histoire de la littérature s’apparente en effet à un vaste « abattoir » - le mot est de Moretti – dont seul 1 % des productions auraient réchappé. A quoi bon remuer les carcasses d’un carnage si efficace, s’il s’agit de mauvais livres ? Pourquoi s’intéresser à des ouvrages considérés en leur temps comme ratés, illisibles, inadaptés, ou simplement moins bons que d’autres ? Parce que, précisément, ils sont les 99 %, et permettent de dégager la singularité des autres, mais aussi parce qu’ils méritent d’être questionnés, puisqu’ils représentent autant de traces de l’histoire de nos imaginaires ; ils constituent, en somme, le paysage des formes littéraires. Renversons un instant la perspective, et interrogeons les lecteurs de chair et d’os que nous sommes : que penserions-nous d’une histoire de France qui se bornerait aux récipiendaires de la Légion d’honneur – soit 125 000 personnes, suivant le seuil fixé par décret, en 1962 ? Elle se révèlerait :
- Absurde ?
- Triste ?
- Fausse ?
- Rigoureusement sans intérêt ?
(nb : nous sommes évidemment ici d’une parfaite mauvaise foi, puisque la Légion d’honneur comme objet a donné lieu à de passionnants travaux d’historiens, notamment ceux de Frédéric Caille).
Laissons là l’épineuse question des décorations nationales, et revenons aux œuvres de fiction et à leurs mécanismes de retraits et d’effacements. Moretti adapte à la survie des œuvres une grille d’analyse néo-darwinienne, qui permet d’envisager ensemble le contexte historique et les questions de forme. Il montre comment la littérature obéit à un principe de sélection « naturelle ». Une de ses démonstrations classiques, présentée dans Graphs…, explique comme Holmes, dans une lutte sans merci entre limiers de papier, l’emporte sur ses rivaux en ayant recours à la présence d’indices dans l’intrigue.
Paru en décembre dernier, Distant Reading, qui rassemble dix articles parus pour beaucoup dans la New Left Review commence par une mise au point théorique de l’auteur, que complète de nouvelles études de cas. Elles enrichissent à la fois les corpus sur lesquels nous avions l’habitude de voir l’auteur travailler, mais aussi les méthodes qu’il déploie. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Planet Hollywood », Moretti questionne la diffusion contrastée sur le globe de deux genres cinématographiques dominant la production étatsunienne – les films d’action et les comédies. Pourquoi les premiers s’exportent-ils si facilement, quand les autres doivent faire face à des rivaux nationaux, seuls capables de les concurrencer au box office (la réponse est dans le livre) ? Avec « Network Theory: Plot Analysis », il cartographie le réseau des personnages de Hamlet et de leurs actions. Il dessine une « zone mortelle », que nous reproduisons ici :
On peut y constater que les personnages liés à Claudius et Hamlet meurent, à l’exception de Osric et d’Horatio, dont le lien à Claudius est ténu. C’est donc la position dans le réseau et la proximité avec le pouvoir qui se révèlent létales – en dehors de cette zone mortelle, tout le monde s’en sort (contrairement aux protagonistes de Destination finale : la supériorité du drame shakespearien réside sans doute toute entière dans cette nuance).
L’espace du blog ne peut être celui du compte rendu exhaustif, et Distant Reading mérite assurément une exploration profonde, donc une lecture « de près », que nous ne ferons pas ici. Au contraire, nous le prendrons « de loin » : tentons de « morettiser » Moretti. C’est de cette façon que l’on comprend comment ses propositions font se télescoper des méthodologies relativement anciennes et des problématiques actuelles, l’outil informatique jouant entre les deux le rôle de lien discret. En effet, la question de la pesée quantitative a déjà donné lieu, notamment en France, à des travaux de spécialistes du discours, et même à des œuvres d’écrivains. On pense, notamment, à l’étude classique portant sur les 54 774 mots du débat Giscard/Mitterrand de 1974 , ou même au Bâtons, chiffres et lettres que Raymond Queneau publiait en 1950. L’étude des évolutions de longue durée renvoie explicitement à l’héritage de Fernand Braudel, que Moretti cite souvent. Quant au post-darwinisme, comme son nom l’indique, il entend maintenir le dialogue avec le XIXe siècle – on voisine presque, ici, avec le spiritisme et l’évocation des esprits. Où se situe, alors, la nouveauté ? Moretti a su mettre ces influences au service de questionnements contemporains sur le multiple en littérature, qui recoupent en partie les problématiques de l’étude d’une « littérature-monde ». Il use par ailleurs des apports extérieurs à la théorie littéraire pour opérer de salutaires décentrements. Sa grande force est de procéder par tentatives et tâtonnements, en adoptant une démarche toujours expérimentale. Ses articles rendent d’ailleurs comptent de ses erreurs et de ses fausses pistes, réflexe rare dans les études littéraires. Il parvient, au fond, à leur insuffler une sorte « d’air du temps » : l’idée que les data collectées en masse constitueraient un nouvel Eldorado et un enjeu majeur de la connaissance n’est pas réservée au Literary Lab – il suffit d’ouvrir n’importe quel hebdomadaire pour s’en convaincre –, pas plus que celle considérant la structure du réseau comme clé d’interprétation majeure du monde contemporain. Dans un billet dont l’acidité pourrait venir à bout de n’importe quel disque dur, Stanley Fish s’inquiète de voir la construction de l’interprétation parasitée par les machines, avec des algorithmes dont l’exécution primerait sur la formulation séminale d’une hypothèse. « La méthode, si on peut l’appeler comme ça, est [ici] dictée par les limites de l’outil ». Les robots, s’ils n’aiment pas les livres, ne s’arrêtent jamais. La controverse peut ainsi rebondir d’articles en tribunes, revivifier les débats sur les études littéraires, et s’étendre. Même Marcel Proust a eu droit à un tardif outing digital. Pendant ce temps, Moretti continue l’expérimentation : aux dernières nouvelles, il passait Phèdre et Hegel à la machine.
A lire : Franco Moretti, Distant Reading, Verso, 2013 (224 pages).