
Les « Concerts du dimanche matin » du Théâtre des Champs-Élysées ne sont pas loin de constituer pour le Trio Wanderer une sorte d’écrin, depuis bien des années. C'est là qu'au fil des ans on a eu le grand privilège d'apprécier de temps à autre l'évolution musicale de la formation de chambre française incontestablement la plus éminente dans le monde aujourd'hui, depuis la fin des années quatre-vingt (Jean-Marc Phillips-Varjabédian violon, Raphaël Pidoux violoncelle, Vincent Coq piano). Une renommée amplement méritée, et qui au fil du temps a fait entrer « les Wanderer » dans la lignée des grands Trios avec piano de l'histoire, avec en tête de ceux-là, la trace indélébile laissée au XXe siècle par le Beaux-Arts Trio - dont en partie les Wanderer héritent en quelque sorte, ayant reçu en formation la quintessence de leur art.

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L'intégrale des Trios avec piano de Beethoven par le Trio Wanderer (rééditée en 2020 par Harmonia Mundi et augmentée par le Triple Concerto avec l'Orchestre philharmonique de Cologne dirigé par James Conlon) compte parmi les plus brillantes, les plus attachantes et les plus éminentes intégrales de ce corpus qui parcourt de part en part les deux premières ères créatrices de l'œuvre de Beethoven (puisque le premier de ces sept trios porte l'opus 1 et date de 1793 alors que l'Archiduc, opus 97, est de 1811). Les Trios avec piano (et on pourrait en dire autant de ses cinq Trios à cordes) constituent l'un des fleurons de la production chambriste de Beethoven, à côté bien entendu du massif incomparable des quatuors. Là, les Wanderer défendent me semble-t-il une lecture à la ligne claire, à l'énonciation étincelante faisant mieux ressortir les ombres, prégnantes dans cet opus 97 dédiée comme tant d'autres chefs-d'œuvre, à son auguste élève l'Archiduc Rodolphe d'Autriche. C'est en cela sans doute qu'ils sont proches de leurs aînés du Beaux-Arts Trios, dans le sens d'une grande clarté de l'énonciation (voire d'une finesse prononcée), de tempi toujours adéquats et d'une accentuation empreinte d'un souci de cohérence du langage exprimé. Je ne saurais mieux exprimer pour ma part ce qui m'apparaît toujours à l'écoute de cette intégrale : l'apport d'un équilibre fondamental d'expression à ce corpus important bien que limité en volume, les deux sommets en étant bien sûr le Trio à l'Archiduc et le « Ghost » ou « des Esprits » (op. 70 N° 1). Ici, les Wanderer sont ennemis des effets inutiles, qui peuvent être parfois mobilisés dans le souci de briller au détriment d'un discours éminemment dialectique comme partout chez Beethoven, mais qui dans sa musique de chambre apparaît avec une force toute particulière. Le Trio Wanderer a choisi depuis qu'il a abordé ces sept joyaux, de laisser se déployer la pertinence d'une écriture en effet dialectique, en cela que son développement vise à la fois l'enrichissement rhétorique et l'amplitude sonore. C'est en quoi une formation qui se concentre sur la force intrinsèque de cette écriture, loin de la moindre forfanterie, gagnera la partie d'une intelligibilité donnée, offerte à l'auditeur, au disque et au concert - qui aura ceci de particulier que l'intime connivence des trois instrumentistes avec le discours beethovénien apparaît aussi de visu.
Du Trio à l'Archiduc, Schindler dira en 1827 : « Le premier mouvement ne rêve que de bonheur et de contentement. Il y a aussi de la malice, une plaisanterie sereine et du caprice “beethovénien”. Dans le deuxième, le héros est au comble de la béatitude. Dans le troisième, le bonheur se transforme en émotion, souffrance, prière, etc. Je considère l'Andante comme l'idéal le plus élevé de la sainteté et du divin. »
Le Trio à l'Archiduc est ciselé par les Wanderer, dans la matière d'une générosité du timbre et cet inaltérable sens du développement qui, à l'image de l'Allegro moderato initial, est l'intime tribut d'une beauté presque « argumentée ». C'est là que, dès cette ouverture presque hymnique qui on le sait, fait écho à l'amorce de premier des Quatuors Razumovsky op. 59, cette manière d'argumentation en effet va s'étendre, de cellules en cellules, enroulant son ruban de narrativité et mettant au défi les instrumentistes, de raconter en effet, à l'aune d'une cohésion tripartite. Entendre cette narrativité, c'est entrer dans le principe même du langage chambriste de Beethoven, celui-là même que les quatuors apportent à un tel niveau de sophistication.
En lieu de deuxième mouvement, le Scherzo enlevé et dansant ne peut faire oublier l'anecdote biographique assez triste en elle-même (rapporté par Spohr), d'une création en 1814 du trio avec Beethoven au piano et qui, à cause de la progression de sa surdité, était en décalage de nuances et de temps (couperet de ses productions en public). Ombres apparues puis chassées par un chant lui aussi quasi-« hymnique » reconnaissable entre tous. Les Wanderer, vif-argent dans la projection sonore et dans ce plaisir si visible de dire, de raconter et d'exposer une histoire qui avance.
L'Andante cantabile de l'Archiduc est l'une des plus belles pages de ce corpus des Trios avec piano de Beethoven : c'est là qu'émerge le lieu d'un épanchement, le temps d'une confession douce-amère, moment d'un clair-obscur qui trouve dans le chant et les variations, les modalités d'une émotion pure. Les Wanderer n'ont pas leur pareil pour dire, dans la discrétion, une écriture tremblée qui n'est plus narrative mais tout en mélancolie.
L'Allegro moderato final renoue avec le jeu narratif, singulièrement enlevé et aussi dansant que le Scherzo pouvait l'être. Intelligence d'un développement qui réintroduira l'inquiétude au cœur du chant et de la danse (on pense aussi à la Septième Symphonie, contemporaine de l'Archiduc). Il faut voir les Wanderer parcourir les aspects de cette écriture, enjoués voire badins mais ne négligeant jamais la structure d'un discours millimétré.
Le Trio en sol mineur op. 15 de Smetena, poignant tombeau pour sa fille morte à l'âge de quatre ans plonge dans les arcanes de la solennité la plus grave. Les musiciens du Trio Wanderer savaient trouver ici les accents les plus authentiques, sans tomber dans un pathos de mauvais aloi. Une version qui s'inscrivait au méridien de l'émotion et de la douleur.
En bis (après le salut de la présence de Gérard Poulet dans la salle ce matin-là), il y eut l'Andante du Trio N° 2 op. 100 de Schubert, en sommet d'émotion - qu'il n'est pas utile de commenter en tant que tel. Juste en dire ceci, pour ce dimanche matin enchanté : on reconnaît la grandeur de musiciens à la faculté de transmettre sans forcer le trait, une musique des sommets. Politesse des très grands, que de savoir donner la priorité à la musique elle-même, savoir la servir (sans les minauderies, que les fâcheux parviennent à instiller même en ce sommet du trio de Schubert). En un tel sommet, patrimoine de l'humanité, les musiciens du Trio Wanderer pouvaient confirmer ce que leur intégrale Schubert avait déjà dit, à savoir qu'ils sont avant tout des serviteurs humbles de la musique, et c'est en quoi réside leur grandeur.