
À l'image du présent billet, mes chroniques musicales seront dorénavant publiées à la fois ici et sur mon site spécifiquement musical, loiccery-musique.com qui regroupe désormais l'ensemble de mes chroniques de concerts, d'enregistrements et autres analyses musicologiques. Ainsi, la présente chronique est à retrouver sur le site, à cette adresse.
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Cerise sur le gâteau d’une saison musicale parisienne décidément exceptionnelle, les deux concerts donnés par Martha Argerich à l’Auditorium de Radio France les 3 et 4 avril 2025, ont ce goût de la merveille, ce type de concert qui vous laisse une saveur toute particulière. Déjà parce que les « fans » de l’immense pianiste avaient été frustrés il n’y a pas si longtemps par les annulations de ses concerts pour raisons de santé. Alors en ce jeudi 3 avril, le concert de l’Auditorium avait des allures de retrouvailles avec le public de Paris, qui a gratifié celle que la presse surnomme tour à tour « la lionne » ou « la tigresse ». Et à la fin de « son » concerto de Beethoven (ce N° 2 en si bémol majeur op. 19 pour lequel elle a tant d’affinités), ce public est debout. Trois rappels, un bis, il est debout, acclamant cette immense musicienne, et conscient du privilège de l’écouter. Quand elle entrait sur scène, on était frappé par la lenteur de la démarche, rappelant que Martha Argerich aujourd’hui, est en proie à une lourde pathologie cardiaque. Mais une fois assise à son piano, une métamorphose immédiate s’opère, qui se lit sur son visage. Les années s’envolent, la pianiste de nouveau est juvénile, comme quand elle remportait le concours Chopin en 1965 à 24 ans. Tout au long de ce concerto qu’on dit si « mozartien », elle s’amuse de tel trait, accélère le tempo dans le Rondo final, et ses épanchements dans l’Adagio mènent vers les cimes. Public privilégié, moment unique comme chacun des concerts d’une pianiste qui, au cours de sa carrière, aura redéfini le phrasé, l’énonciation, les accents dont est capable un pianiste.
ARGERICH DE TOUS LES FLUX
On souligne souvent le caractère mozartien du premier concerto pour piano de Beethoven ce N° 2 si prisé par la pianiste. Alors justement, l’un des mérites d’une grande et belle exécution, c’est de permettre d’entrer dans les nuances et potentiellement, de relativiser une image générale accolée à une œuvre Aussi bien, je me dis que cette attention déjà si ancienne de Martha Argerich à ce concerto N° 2 n’est pas fortuite, et qu’elle s’attache à l’un des moments caractéristiques de l’« émergence beethovénienne ». Car autant on aurait bien du mal de nier la profonde empreinte mozartienne de l’Allegro, autant l’Adagio mais aussi le Rondo dénotent déjà ces accents typiques, cette idiosyncrasie mélancolique et élégiaque du deuxième mouvement, et cet humour enlevé du troisième mouvement mettant déjà en germination les traits de l’écriture concertantes plus affirmés encore dès le concerto pour piano suivant, le N° 1, de 1801. Ici, un compositeur encore jeune (il a vingt cinq ans à peine) s’essaye au genre et, encore récemment élève de Haydn, met ses pas dans ceux de Mozart, qui a porté au pinacle le modèle du dialogue du soliste avec l’orchestre. Mais cet essai est déjà une affirmation, comme d’ailleurs on peut le dénoter dans les autres premiers opus de Beethoven : chez lui, même la période de l’empreinte des grands aînés ne saurait dissimuler une allure où on se plaît à identifier quelques traits caractéristiques d’une écriture. Et précisément, Martha Argerich si « mozartienne » dans l’Allegro, brillante, éloquente voire théâtrale – comme il se doit quand on est la lionne, la tigresse et la panthère réunies à soi seule aux dires de la presse -, parvient immanquablement à ménager une singulière différence de style dans l’Adagio, aux accents de raptus – ceux que connaissait le jeune Beethoven depuis Bonn (où la composition d’ailleurs avait été ébauchée). Ici la pianiste monte aux sommets des émois, de l’amertume et d’une tension vers le retrait, déjà ; son toucher funambule met en suspens la salle, qui ne respire plus, accrochée et comme hypnotisée par certaines notes « chuchotées ». Le Rondo, énergique en diable, dessine déjà les foyers rythmiques de l’écriture à venir, et la pianiste exprime à merveille ce qui s’entend en effet comme une émergence, la grâce d’une orée et la fraîcheur d’un flux. Le tout sous le charme indicible de cette énergie qui est aussi un langage en soi, et je repensais en écoutant, émerveillé, cette musicienne d’exception, au titre de la biographie de Héraut de Séchelles par Jérôme Garcin, C’était tous les jours tempête. On est comblé, d’esprit et de corps. Madame Argerich, pourvoyeuse d’émotions et gouverneuse de houles, a cette grâce des éclosions qui jamais ne tarissent.
Ci-dessous, parmi les nombreuses interprétations du concerto N° 2 de Beethoven par Martha Argerich, ici en 2023 avec l’orchestre philharmonique de Mannheim sous la direction de Boian Videnoff.
DIONYSOS À RADIO FRANCE
Autant rappeler immédiatement et avant toute chose une conviction, que je ne suis pas le seul à avoir : aujourd’hui, l’orchestre philharmonique de Radio France est le meilleur orchestre français. Je ne saurais me l’expliquer, je suis obligé de le constater, au fil des concerts aussi exceptionnels les uns que les autres auxquels on aura pu assister ces deniers temps. Il faut croire que l’ère Mikko Franck aura eu un effet assez impressionnant sur la phalange de Radio France : pupitres particulièrement performants dans tous les répertoires, palettes de couleurs prononcée… Il faut dire que ce qui n’est pas une concurrence, mais une complémentarité est bien là, avec un National au meilleur de son niveau depuis bien des années avec l’empreinte d’excellence de Cristian Macelaru, et un orchestre de Paris sous l’impressionnante houlette de Klaus Mäkelä : les orchestres parisiens n’avaient pas connu un tel niveau d’excellence, depuis au moins le passage de Christoph Eschenbach à la tête de l’orchestre de Paris. Et plaçant le « Philar » comme je n’aime pas l’appeler, au sommet de l’édifice orchestral français, je n’ignore pas tous les autres formations de ce pays. Je dois insister encore une fois sur le rôle des trois violons solos de l’orchestre, dans cette excellence, et en particulier (je le dis en considération de l’étendue de ses talents de chambriste et de soliste) Nathan Mierdl dont j’avais déjà parlé et dont je reparlerai dans un portrait musical à venir. Cet orchestre donc semble aborder chaque œuvre dans un état d’alerte singulier, et un plaisir visible de faire de la musique, communicable.
Alors oui, cette Septième de Beethoven, je ne l’avais plus vue sur scène depuis plus de quinze ans. Explication toute personnelle : il m’est devenu presque douloureux d’entendre une interprétation en direct de ce chef-d’œuvre de l’histoire humaine, cette quintessence de la musique, qui me place dans un état émotionnel assez compliqué. Une symphonie dont je n’ai jamais compris l’appellation d’«apothéose de la danse » que tout le monde annone en répétant le mot de Richard Wagner que rien selon moi, ne justifie. Étant plus attentif à la musique de Beethoven dans sa réalité qu’aux propos de Wagner, je préfère retenir cet élément d’explication pour m’expliquer à moi-même que cette œuvre incarne à mes yeux l’un des sommets absolus : il existe une potentialité hypnotique de ce primat des cellules rythmiques sur un esprit en proie à l’extase musicale (phénomène neurologique bien réel), je dois donc en faire partie, manifestement. Toujours le cœur battant dès les premières notes, j’étais par conséquent d’un bout à l’autre, subjugué par ce que ce chef, Ion Marin, est parvenu à faire (remplaçant Myung Whun Chung, déprogrammé pour raisons de santé) à la tête de cet orchestre qui a décuplé son énergie, sa précision et son souffle ce soir-là. Ces flûtes, clarinettes, trompettes, et bien évidemment ces sections de cordes inouïes et au diapason du feu cellulaire beethovénien… tout cela est imposant, et on ne s’y attend pas forcément. Partout la force, et dans l’Allegretto la solennité déchirante de la marche. Partout ce pas irrépressible et dionysiaque, cet en-allée du pur génie, ces formes intérieures de la vie, ce rythme vital et ce souffle à la fois… tout était là, en puissance et en relief. Tout, pour revivre les fièvres d’antan, à l’écoute de ce lieu fondateur de mon être. Et ce, en ce soir d’avril 2025 : la vie est un miracle quand elle s’épelle ainsi.