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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) au sein de l'Institut du Tout-Monde, des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 6 avril 2025

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Les Suites de Bach par Edgar Moreau, artisan du son et prince du violoncelle

Une sublime intégrale des Suites pour violoncelle de Bach par le jeune violoncelliste Edgar Moreau, vendredi 4 avril au Théâtre des Champs-Élysées.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

À l'image du présent billet, mes chroniques musicales seront dorénavant publiées à la fois ici et sur mon site spécifiquement musical, loiccery-musique.com qui regroupe désormais l'ensemble de mes chroniques de concerts, d'enregistrements et autres analyses musicologiques. Ainsi, la présente chronique est à retrouver sur le site, à cette adresse.

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Illustration 2

Il ne suffit pas de dire que donner l’intégrale des Suites pour violoncelle de Bach en un concert relève du marathon ou de la performance, encore est-il nécessaire de distinguer l’engagement derrière l’exploit, et au-delà du défi technique, l’intime service de l’une des œuvres d’où provient une quintessence de la musique. Vendredi 4 avril au Théâtre des Champs-Élysées, Edgar Moreau a confirmé qu’il incarne aujourd’hui dans la jeune génération, non seulement la relève de la haute tradition du violoncelle français (avec ses pairs Bruno Philippe et Victor Julien-Laferrière), mais de surcroît un musicien d’excellence, selon tous les critères auxquels on peut songer quant au service de la musique. Ce concert aura en tout point été un moment exceptionnel où Edgar Moreau aura su exprimer au plus haut à la fois cet « Everest » et cette « Bible » des violoncellistes – tout comme les violonistes ont la leur, avec les Sonates et Partitas. Quintessence au carré en somme, quand l’intelligence et la sensibilité d’une approche permet d’entrer de plain-pied dans cette autre cathédrale du temps que constitue ce corpus des six Suites pour violoncelle de Bach. Le remarquable instrumentiste qu’est Edgar Moreau franchit ici un palier, et c’est celui d’un accomplissement tangible, au-delà même des appréciations : le violoncelliste est entré en territoire spirituel, métaphysique et finalement, dans le champ d’un tribut humain attaché au plus imposant recueil pour violoncelle solo.

L’APPROCHE APOLLINIENNE

L’avantage des séances de dédicaces parfois mises en place après les concerts du TCE, c’est la possibilité d’échanger quelques mots avec les interprètes, quand on en a l’audace ou qu’on y reconnaît une légitimité (j’en use personnellement avec une grande parcimonie, parce que j’ai horreur de la seule idée de déranger un musicien après un concert). Et je partirai ici de ce que j’ai glissé discrètement à Edgar Moreau : « Vous êtes à mon avis le nouveau Paul Tortelier ». Dans mon esprit, je m’empresse de le dire, il s’agit d’une appréciation portée sur la spécificité du musicien et sur son excellence même, et non pas de la pesanteur d’un modèle quelconque. Autre précision : mon admiration pour Paul Tortelier, Pierre Fournier et Frédéric Lodéon, dans le champ de l’école française du violoncelle, est sans borne. Il sera complexe de détailler les traits saillants et spécifiques du jeu d’Edgar Moreau dans ces Suites de Bach, en tout cas son approche générale m’a immédiatement évoqué autant Tortelier que Fournier, dans deux directions complémentaires : la liberté et la ligne claire. Autant dire une puissance apollinienne, qu’il faut savoir débusquer derrière cette constante « respiration » de la phrase et cette faculté à transmettre sans la moindre sophistication ni la moindre artificialité, la substance parfois la plus subtile de ce cycle, je veux parler d’un propos métaphysique ancré dans le réel de la vie et de ses temporalités. Dans le programme de salle, Edgard Moreau déclare ceci :

« Pour moi, les six Suites pour violoncelle de Bach représentent l’évolution de la vie d’un homme. La première suite est l’enfance. La deuxième est l’adolescence. La troisième, l’âge adulte. La quatrième est la sagesse. La cinquième, c’est la maladie. Et la sixième, l’espoir. »

Cette sagesse d’une approche digne d’un viatique explique ce style apollinien caractérisé par une constante recherche d’équilibre. Et d’emblée, dans la si célèbre allemande par laquelle s’amorce la Suite N° 1 en sol majeur (voir la vidéo ci-dessous), on perçoit aisément cet équilibre : un tempo « raisonnable » (à mi-chemin entre la vélocité de Tortelier et la lenteur volontaire de Fournier), et une fluidité qui n’obère aucune accentuation dans les graves (même si le choix du staccato peut surprendre). Le résultat de cet alliage est un phrasé qui met en avant le « relief » de l’écriture instrumentale, où toute inflexion a un sens profond, en quelque sorte une énonciation consciente et intelligente s’expose ici, manifestement :

Retour sur EDGAR MOREAU © Chorégies d'Orange

LE PÉRIPLE SPIRITUEL ET HUMAIN

Je ne serai certainement pas le plus original en attirant l’attention sur le voyage spirituel dont relève en soi le cycle des six Suites. Il est tangible et presque coruscant, que la substance du recueil établit l’unité d’un processus dont on découvre chemin faisant la nature transcendante, d’autant plus saisissante qu’elle se révèle au gré d’une symétrie formelle marquée. Davantage encore que pour les Sonates et Partitas pour violon, cette stabilité structurelle fournit à ce versant spirituel, la matière éminemment humaine que dit Edgar Moreau dans sa description générale précitée. Le retour cyclique de cette structure circulaire autour des danses fondamentales (après le prélude, l’allemande, la courante, la sarabande, la gavotte ou bourrée, la gigue) confère à l’ensemble sa postulation humaine volontairement triviale, au sein de laquelle et par laquelle, se lèveront les méditations les plus élevées et de nature spirituelle justement. Tout se passe comme si l’élévation ne devait jamais perdre ses fortes amarres dans un réel de la vie elle-même. Paul Tortelier, pour mobilier encore son souvenir, insistait dans la transmission de ce sommet de la littérature pour violoncelle qu’il assurait auprès des étudiants, sur cet ancrage humain d’une musique réputée pour nous parler constamment de finitude et d’aspiration tout à la fois :

Paul Tortelier - Class and Performance © alyosha

Et précisément, si je tiens à inscrire l’approche d’Edgar Moreau dans le sillage de cette haute tradition « humaniste » pourrait-on dire, du violoncelle français, c’est qu’il me semble que cette attention au double versant, humain et transcendant de ce cycle des six Suites, apparaît dans le détail même d’une énonciation qui fait la part belle aux accentuations sans que jamais ces accentuations deviennent envahissantes ou outrageusement insistantes. L’accentuation envisagée par Edgar Moreau est finalement en soi un idiome de l’équilibre entre les deux pôles, l’élévation et le trivial. Humain, trop humain ? Jamais assez, nous aurait dit Tortelier, et comme en « atteste » quasiment le jeu d’Edgar Moreau, l’expression d’une immédiateté non hiératique, est d’une certaine manière la meilleure voie vers le délivrance de la substantifique spiritualité des Suites. Et on est frappé à ce titre, par la force incommensurable de certains des lieux privilégiés de transcendance, comme par exemple et par excellence les préludes respectifs des Suites N° 4 en mi bémol majeur et N° 5 en do mineur, potentiels pendants à la Chaconne de la deuxième Partita pour violon.

Dans les deux cas, Edgar Moreau fait usage de nuances à peine concevables, des ppp ou mf diaphanes suscités par un archet qui devient lui-même l’officiant d’un recueillement, le vecteur d’une prière intime, au cœur de l’humilité, de la souffrance mais aussi de l’espérance qu’engage un discours musical transmis avec simplicité et force. C’est en quoi j’y vois une inestimable offrande.

J’en oublierais presque, et ce serait coupable, l’enjoué et le primesautier, les sautillantes allemandes et les bourrées solaires, peintes à l’aquarelle par un musicien coloriste dont le jeu sait devenir badin et y compris dans ce registre ne se départit jamais d’une subtilité aérienne qui, au-delà des contingences, saura convaincre et charmer les plus habitués. À trente et un ans, Edgar Moreau qui enseigne aujourd’hui au CNSM, violoncelliste lauré des distinctions les plus prestigieuses (concours Tchaïkovsky, concours Rostropovitch, prix de toutes sortes), a cette simplicité des artisans du son, cette grâce princière des grands serviteurs de la musique qui savent transmettre leur art sans afféterie ni fard. Le public ne s’est y est pas trompé, saluant avec ferveur le musicien en son sacerdoce, qui a su être ce soir-là l’interprète d’un Bach à nouveau présent parmi nous autres, confidents d’une âme invulnérable.

Edgar Moreau dans Mélodies Nocturnes, la beauté et le talent tout à coup © Mélodies Nocturnes France Info Tv

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