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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) au sein de l'Institut du Tout-Monde, des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 7 juillet 2024

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En quête des Symphonies de Schumann ou l'histoire d'une âme torturée (2)

Deuxième partie d'une réflexion consacrée au cycle des quatre Symphonies de Robert Schumann, composées entre 1841 et 1850.

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Dialectique du voile et de la transparence

Illustration 1

Je rejette l’esprit de système dans le champ des choix d’interprétations. C’est l’une des expressions farouches et tenaces de la lourdeur d’esprit. Il faut, il est indispensable de « se fier à soi-même », quand on sait, à un moment donné de sa propre fréquentation des œuvres, qu’on est décidément à même de sa passer des béquilles et des ersatz d’analyse que « les autres » déploient au kilomètre, quand ce qu’on a soi-même pu comprendre au gré de cette longue fréquentation (on le ressent pour soi et on sait l’argumenter) vous a mené sur des cimes intérieures, mais a pu surtout aiguiser votre propre jugement esthétique. Pour être dès lors à même de devenir soi-même sinon prescripteur de goût, mais transmetteur d’un sens qu’on peut expliquer à autrui, en une argumentation qui porte la transmission possible, dans la diversité des interprétations d’une grande œuvre musicale ou d’un grand cycle d’œuvres… il faut consentir à un tournant, qu’on se doit d’assumer. On est ainsi à même de déjouer les jugements à l’emporte-pièce, et les courtes vues dans le même élan.

 Je crois avoir franchi ce seuil à maintes reprises dans ma consultation souvent compulsive des critiques émises par le musicologue américain David Hurwitz, auteur de plusieurs ouvrages remarquables mais aussi fondateur et éditeur de la célèbre plateforme « Classics Today.com » et animateur inlassable et stakhanoviste de sa chaîne YouTube « The Ultimate Classical Music Guide ». C’est là qu’au gré de plus de 3000 vidéos maintenant, le musicologue et critique fournit quotidiennement de précieux repères pour l’appréhension des interprétations accumulées dans l’histoire de la discographie, jusqu’à l’actualité, mais aussi à propos de quelques approches des répertoires et des compositeurs en général. Une source précieuse et constamment renouvelée dans laquelle on se prend à errer avec plaisir, et au gré de laquelle on apprend aussi à se confronter aux jugements argumentés mais souvent tout à fait contestables du critique. Sauf à ratifier un quelconque propos d’autorité, on se plaît ce faisant, à confronter ses propres jugements (quand ils se fondent sur une argumentation réelle) à ceux du critique américain, souvent affirmatif il faut le reconnaître, jusqu’à adopter un ton parfois ouvertement péremptoire. C’est là son style, et on est en droit de ne pas l’apprécier ou au contraire d’y trouver écho. Je me refuse pour autant à tout ratifier face à quelque critique musical (ou littéraire, ou pictural) que ce soit, quand non pas une simple opinion de mon cru mais une réelle analyse provenant de cette longue fréquentation que j’ai dite, me permet « d’y voir plus clair », notamment dans le foisonnement des interprétations d’une même œuvre. Et s’il se trouve qu’effectivement je suis souvent d’accord avec les analyses de Hurwitz, dans d’autres cas je les conteste fondamentalement – et je m’en reconnais non seulement le droit, mais de surcroît la pleine légitimité, qui me permet d’argumenter ces désaccords de fond. Le désaccord fondamental que j’ai vis-à-vis de sa vision des approches des quatre symphonies de Schumann me donne l’occasion de fournir là un exemple canonique de ces cas, en un exposé que j’aimerais lier à ce que j’ai tenté de décrire précédemment.

 Voici pour commencer le classement de David Hurwitz, dont je ne partage que certaines options – j’y viens.

Repertoire: The WORST and BEST Schumann Symphony Cycles © The Ultimate Classical Music Guide by Dave Hurwitz

 Tout d’abord, je récuse fondamentalement la relégation de l’intégrale enregistrée par Karajan, à n’être qu’une expression caricaturale de son tropisme de legato qu’on connaît certes, mais qui en l’espèce n’aboutit en rien à cette mélasse oléagineuse qui est fustigée ici. Au contraire, les versions de Karajan des quatre symphonies respectent pleinement l’esprit même du clair-obscur parfois violent qui innerve ces œuvres.

Schumann: Symphony No. 1 in B-Flat Major, Op. 38 "Spring": I. Andante un poco maestoso -... © Berlin Philharmonic Orchestra - Topic

Loin d’une vision unidimensionnelle, la lecture de Karajan rend pleinement justice aux pleins et aux déliés de la masse orchestrale engagée implicitement dans l’écriture schumanienne, et rien qu’en cela, même si elle peut légitimement ne pas faire l’unanimité, elle pose en tout cas la question que ne manquent pas d’amener ceux qui (comme David Hurwitz en l’occurrence) n’en sont pas convaincus – et cette question, c’est celle de la sacro-sainte « clarté » de l’énonciation, opposée au « voile » d’une masse plus abrupte. Or, c’est bien là qu’il faut (sans pour autant en faire une question purement théorique mais en y impliquant les références existantes) se résoudre à choisir le critère décisif. Car sans y voir plus loin que la simplement question de la sonorité (une œuvre musicale en général ne se résume jamais à une affaire d’equalizer), on s’interdit de comprendre et d’envisager précisément la « juste énonciation » pour des œuvres comme celles-là, qui engagent des enjeux d’expression extra-musicaux ou plus exactement, dont la nature amplifie l’acception musicale stricto sensu. Pour un compositeur comme Schumann qui se voulait également poète, la prise en compte de cette sémantique élargie s’avère impérative, surtout quand dans ce sens, s’insère la labilité d’états d’âme contradictoires et souvent tyranniques. En clair, on s’interdit de rien comprendre à cette écriture poétisée et psychologique, si on vise à son endroit une illusoire « clarté », qui aboutit vite à un nivellement des effets de masse (élans et ombres) et de retrait (ombres et plaintes). Le contraire contraint l’intention musicale qui se dit là à un aplanissement généralisé, là où tout est conçu selon des visées de nuances de timbre. Par conséquent, aussi paradoxale que puisse paraître sa conception, l’idéal schumannien réside davantage dans le « voile des masses » que dans la maigreur d’un chant détaché, au risque d’une maigreur des valeurs. Karajan, avec son souci parfois obsédant du legato, est donc plus près de cet idéal que ce que je considère à titre personnel comme une pure absurdité, et que David Hurwitz prend pourtant pour « Reference Recording », à savoir la version de 1972 enregistrée par Wolfgang Sawallisch à la tête de l’orchestre du Staatskapelle Dresden. Acidité du son (jusqu’à l’adoption stupide pour la musique romantique des « hard sticks » pour les timbales, baguettes dures en vigueur surtout pour la musique baroque), maigreur pratiquée jusqu’au rachitisme, esthétique du rêche : tout chez Sawallisch devant Schumann, n’est que recherche d’une ligne prétendument claire, quand l’intention même de cette musique est de faire pénétrer dans les méandres brumeuses d'une psyché angoissée. Comment dès lors, tenir cette version pour « Reference Recording » ? « Reference » pour qui, et au prix de quelle surdité devant ce qui s’énonce et s’élance dans ces cris souvent désespérés, où l’articulation a toujours son poids d’organique ?

Schumann - Symphonies No.1,2,3,4 + Presentation (reference recording : Wolfgang Sawallisch) © Classical Music/ /Reference Recording

Non : Schumann, dans la vérité de sa propre énonciation, ne saurait se satisfaire d’une quête de la transparence, mais de l’adoption éclairée d’un voile propre aux masses orchestrales. C’est en quoi la version la mieux conçue (et non pas dans une « veine romantique » qu’il faudrait considérer face à une autre veine selon D. Hurwitz : Schumann fut et demeurera toujours un romantique – l’ignorer est un contresens) est sans conteste celle de Leonard Bernstein à la tête de l’orchestre philharmonique de Vienne (la seconde qu’il grava au disque, après une première dans les années soixante à la direction du New York Philharmonic). C’est donc cette version que j’ai prise pour référence dans le survol proposé plus haut. Ici, les ombres sont les ombres, les élans sont les élans, au gré d’effets de masse inoubliables et enveloppant le spectre sonore. Les exaltations outrées sont servies par des choix volontaires où le chef n’hésite pas à opter par exemple pour certaines accélérations de tempi caractéristiques. Les moments d’abattement sont soumis à une force lyrique qui s’élève dans l’élégie inconsolable où il s’agit de requérir des cordes la profondeur nécessaire. Et tout à l’avenant de cette science de l’expressivité qui fait la magie de Bernstein.

Illustration 5

Dans cette juste veine en effet, la deuxième intégrale Barenboim des années quatre-vingt pour Teldec avec le Staatskapelle Berlin (et non pas le remake de cette intégrale avec sa seconde occurrence en 2021 avec d’ailleurs le même orchestre, mais une énergie émoussée). La toute première enregistrée par Barenboim, à la tête du Chicago Symphony Orchesrta (DG) est déjà excellent, je le mentionne au passage.

Mais surtout, si on voulait en avoir le cœur net en quelque sorte, pour ce qui est de l’alternative de la masse voilée versus la transparence trompeuse, il s’agirait de se précipiter sur le seul enregistrement dont nous disposons d’une symphonie de Schumann par Carlo Maria Giulini, je veux parler de ce chef-d’œuvre absolu de la Symphonie N° 3 « Rhénane » qu’enregistra le chef italien à la tête du Los Angeles Philharmonic Orchetra. Enregistrement somptueux et superlatif de 1982 (DG) où, couplée à une Ouverture Manfred de toute beauté (œuvre de 1848 qui emprunte à Byron la même thématique de l’âme tourmentée), la symphonie est certainement à son pinacle d’ampleur et puise dans cette ampleur même son expression intégrale, avec des accents encore plus prononcés et mieux distribués que chez Bernstein. On se prend à se plaindre que Giulini n’ait pas laissé d’intégrale Schumann, mais le chef n’avait pas l’intégrale en général comme but ni habitude. On est dans cette version, face à cette « tension » caractéristique de Giulini, chose mystérieuse et pourtant tangible dans ses interprétations, une tension qui se fait grandeur sonore dans les premiers et cinquième mouvements, et qui dans les mouvements lents rencontre à la fois un lyrisme effréné et une spiritualisation qui n’étonnera pas quand on sait l’esthétique du chef italien. Jamais sans doute, une symphonie de Schumann n’aura été gravée avec une telle exigence où tous les paramètres, décidément, sont au rendez-vous.

  Schumann en ses symphonies : là où le poème s’est mué en musique, et où l’épanchement d’une âme torturée s’est fondu dans l’écriture orchestrale. Avant le cycle des symphonies de Brahms, Schumann prolonge la voie ouverte par Beethoven et continuée par Schubert, de l’expression d’une individualité dans les brumes du royaume intérieur. Jamais le « lyrisme » en musique n’a aussi profondément mérité son sens initial, dans une acception paroxystique du romantisme. Car jamais sans doute (ouvrant la voie à Tchaïkovsky, Mahler et Bruckner) les ombres intérieures (abysses qui devaient s’avérer mortelles pour Schumann) n’avaient à ce point trouvé dans les ondoiements orchestraux un espace si privilégié d’expression et d’extension, où l’aveu fait place aux cris et aux chuchotements de la douleur d'exister.

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