
De tous les grands chefs qui ont su livrer des versions décisives des Symphonies de Brahms, et surtout de ceux qui en ont laissé des intégrales marquantes, six d'entre eux me paraissent avoir laissé vraiment des enregistrements superlatifs auxquels on revient sans cesse parce que sans doute la sève même de l'orchestre brahmsien y est : Bruno Walter, Otto Klemperer, Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Claudio Abbado et... Carlo Maria Giulini. Il vaut encore la peine d'y revenir, histoire d'insister encore sur la spécificité des interprétations gravées à plusieurs reprises par le grand chef italien.
Les versions des Symphonies de Brahms par Giulini m'ont toujours paru proches de celles de Karajan, par la profondeur sonore qui s'en dégage et dans laquelle les deux chefs excellaient. Giulini semble aller rechercher dans les tréfonds des instruments et des sections qu'ils forment au sein de l'orchestre, une sorte de d'ampleur qui caractérise sa direction et ce qu'il exigeait des orchestres avec lesquels il a travaillé. Qui a écouté ne serait-ce qu'une fois la Première symphonie de Brahms par Giulini (surtout dans la version de 1982 à la tête du Philharmonique de Los Angeles, où les accentuations, la nervosité, sont peut-être à leur acmé), celui-là donc, comprend cela instantanément.

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De toutes les versions qu'il livrées de ce cycle symphonique (London Symphony Orchestra en 1960, Los Angeles Philharmonic Orchestra en 1982, Wiener Philharmoniker en 1992), je ne saurais vraiment élire une seule au-dessus de l'autre, car j'y retrouve dans chaque cas la même intensité, la même somptuosité sonore qui sont les qualités requises selon moi pour être à la hauteur de ce massif symphonique. Ces qualités sont simplement distribuées différemment dans chaque période du chef (Londres, États-Unis avec Los Angeles et Chicago, Vienne). Les Symphonies N° 1 et 2 sont enregistrées avec le Los Angeles Philharmonic au début des années quatre-vingt (la Quatrième sera gravée avec l'orchestre de Chicago), avec un sens particulier pour la version Los Angeles Philharmonic, d'une sorte de sculpture sonore qui était déjà présente avec le London Symphony Orchestra, où prédomine la tension, qui sera toujours rehaussée par la suite d'une touche spirituelle qui donnera à Giulini sa spécificité : dire une intériorité et une profondeur marquées, par des moyens extérieurs d'intensité sonore. La signature Giulini. Celle qu'il mettra également au service de « Requiem allemand » de Brahms en 1988, toujours pour DG.
L'ultime intégrale des Symphonies de Brahms enregistrée par Giulini avec le Philharmonique de Vienne bénéficie de la rondeur particulière et proverbiale des cordes de la phalange viennoise (sans compter une prise de son exceptionnelle), avec qui l'alliage (au sens de l'alliance de métaux précieux) avec l'inspiration du chef italien fait des merveilles. Certains tempi sont étirés comme c'est souvent le cas avec Giulini dans sa dernière manière, mais c'est toujours au service de cette musique. Je dois néanmoins être honnête sur ce point, au-delà même de mon admiration : dans certains cas, cet allongement du tempo est vraiment gênant, et je citerai en exemple le finale de la Quatrième, bien trop lent quoique majestueux, car il y manque assurément le côté « energico e passionato » voulu par Brahms ; cela peut gêner et cela me gêne, je le reconnais. Mais la lecture de Giulini, en dépit de ces choix de tempi, demeure valable bien entendu. Je dis ici un enthousiasme pour Giulini, mais au moment d'émettre cette réserve-là, je dois faire un autre aveu : parmi ces six chefs que j'ai cités au tout début de ce billet, Karajan me semble être celui qui a livré, avec sa deuxième intégrale Brahms de 1978, l'enregistrement le plus puissant et le plus équilibré, celui qu'on ne peut jamais prendre en défaut de quoi que ce soit, à mes yeux. Voilà, c'est dit : dans Brahms, s'il fallait une seule référence à mes yeux, ce serait bien Karajan. Pour en revenir aux qualités de Giulini, je dirais aussi que ce chef (et en cela, je retrouve encore un point commun avec Karajan) avait le secret pour maintenir intacte cette tension sonore extrême qui caractérise l'expression symphonique de Brahms, notamment dans les Première et Quatrième symphonies. Cette dernière, en mi mineur op. 98, dans laquelle une sorte d'ovni existe dans la discographie : la version inouïe, absolument inouïe laissée par Carlos Kleiber avec le Philharmonique de Vienne en 1981 :
Et ici à la tête de l'orchestre de Munich en 1996 :
La Troisième par Karajan demeure selon moi un Everest, une version qui se différencie de toutes les autres, selon les mêmes qualités d'ampleur et de profondeur sonores observables chez Giulini, mais qui auraient été comme magnifiées par les spécificités du Philharmonique de Berlin, en 1973, au moment où Karajan est à l'apogée de la projection sonore qu'il réussit à imprimer à l'orchestre :
Ces symphonies sont inséparables de l'héritage beethovénien que Brahms ressentait si intensément qu'il lui aura fallu près de vingt ans pour se sentir digne d'en faire usage dans la composition. Au point d'une sorte de poids quasiment émollient, qui l'aura longtemps placé dans la réelle inhibition de l'écriture d'une seule note dans le domaine de la symphonie. On a vu, à juste raison je crois, une figuration de la présence écrasante de Beethoven dans la pulsation cardiaque et émotionnelle du premier mouvement, de la part d'un Brahms qui disait entendre dans sa tête les pas du compositeur derrière lui : « Vous ne savez pas ce que c'st que d'entendre toujours ce géant marcher derrière vous » avait-il déclaré. Et on a également à raison envisagé le splendide hymne du quatrième mouvement de cette symphonie, comme un hommage somptueux à l'Ode à la Joie.
Cette trace ne se résume pas pour autant à une influence intimidante (qui a d'ailleurs opéré tout autant sur Schubert, Schumann et tous les Romantiques) et si elle opère jusque dans la Quatrième symphonie, il ne s'agit jamais d'emprunter la voie de la répétition, car une fois libéré le souffle créateur dans la Première symphonie de 1876, c'est en symphoniste patenté et proprement irremplaçable qu'opère ce « Brahms de la maturité » pour livrer son univers orchestral jusqu'en 1885.
Si je devais caractériser cet art de la tension et de l'ampleur cultivé par Giulini dans ces symphonies, je donnerais pour référence ce dernier mouvement de la Quatrième symphonie de Brahms justement, avec l'orchestre de la Staatskapelle Berlin en 1996 :
La magie opère forcément toujours, quand des orchestres d'exception rencontrent sur leur route de tels démiurges de la direction, qui savent tirer ressources de ces orchestres le meilleur, et en l'occurrence toutes les dimensions nécessaires à des chefs-d'œuvre de l'art symphonique.

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Il ne faut pas s'illusionner : on ne peut pas parler fidèlement d'un tel univers sonore, à un tel niveau d'accomplissement et d'exigence, sans que ce qu'on en dit soit pauvre et très loin de la réalité. Simplement, et en dehors même de la description justement, pour savoir ce qu'est un grand chef, pour savoir ce qu'est ce niveau d'exigence dans la transmission de la musique, il est certainement indispensable de se référer à de tels enregistrements, qui semblent « aller de soi », alors qu'il y a là un tel niveau d'excellence dans chaque mesure... Dans l'idéal, il faudrait détailler comment s'expriment ces qualités de tension, de précision, d'ampleur, de profondeur sonore et de souffle au sein des quatres symphonies de Brahms, dans les différentes versions qu'en a laissées Carlo Maria Giulini. Si Françoise Sagan a posé la question dans le titre d'un de ces romans en 1959, « Aimez-vous Brahms ? », il faudrait à coup sûr répondre en recommandant avec une certaine « urgence » ses symphonies (essentielles dans l'histoire de la musique, et dans le devenir de la symphonie après Beethoven) par Giulini, périodes londonienne, américaine ou viennoise. On n'en revient certainement pas intact, mais grandi, assurément.