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Peu de jours avant le concert parisien de Evgeny Kissin du 7 octobre, la Philharmonie de Paris faisait savoir qu'en raison d'une blessure au bras, le pianiste russe avait décidé de modifier la programmation initiale de le soirée, en remplaçant le concerto N° 3 de Rachmaninov par le concerto en la majeur N° 23 de Mozart. Certains ignorent le prodige effectué par Kissin dans ses interprétations des concertos de Mozart (il en a enregistré quelques-uns tout au long de sa carrière) et en relativisent la nature au prétexte qu'il ne s'agit pas là du cœur de son répertoire. On ne leur contestera pas la pleine légitimité de considérer la prédilection du musicien pour Chopin, Scriabine, Rachmaninov, Schumann, Liszt entre autres, mais en soupesant les apports originaux assez considérables que Kissin ajoute aux approches des concertos de Mozart (sans compter ses incursions fréquentes dans les œuvres pour piano seul), on pourra pour le moins nuancer ce constat, pour souligner ce qui s'accomplit là en effet de prodigieux. Pour ma part en tout cas, je ne trouve pas d'autres mots. Au point qu'on est encore une fois dans le cas du Mozart de Kissin, face à l'un des miracles de ce pianiste de génie, et qui me semble relever de la recherche d'une syntaxe contrastée, qui rattache sa démarche à un courant mozartien moins traditionnel et pourtant éminent dont j'aimerais suggérer plus loin quelques points de comparaisons potentiels.
Comment dire avant tout à tous ceux qui n'en auraient décidément pas idée, combien entendre Evgeny Kissin dans un concerto de Mozart comme cela fut donné au public parisien vendredi dernier, relève à proprement parler d'un émerveillement ? Un réel bonheur, qui tient justement dans la sensation d'abord diffuse puis évidente, qu'on est en face d'un renouvellement qui n'obère jamais la lettre de la fameuse « phrase mozartienne », tout en lui conférant un relief particulier rarement entendu, qui peut aisément conduire à parler d'un réel renouvellement de l'énonciation. Car on est ici en pleine cohérence, avec des options peu courantes prises par l'orchestre de Radio-France, dirigé par Mikko Franck selon une cohésion manifeste avec le soliste. On le comprend dès l'allegro initial, qui globalement dénote une intention de détaché en lieu et place du traditionnel legato enveloppant qu'on connaît à l'approche que je dirais « traditionnelle », sans que le terme soit pour le moins du monde péjoratif en l'occurrence. Et vite, dès l'entrée du piano, on comprend cette cohésion, qui est tout le contraire du choix osé ou risqué, parce qu'il ne contrevient aucunement à l'exposé des thèmes. Cette prédominance du détaché se retrouve donc chez Kissin, chez qui prédomine comme en conséquence, une distribution des nuances qui sort des sentiers battus. Car ici le pianiste n'hésite pas à accentuer les mezzo forte et les forte, en accusant un peu plus qu'à l'accoutumée l'amplitude du contraste avec les pianos. Pour en juger, il faudrait vraiment établir une typologie d'exemples issus de cet allegro, mais on pourra constater les mêmes options dans les enregistrements effectués par Kissin des 20e et 27e concertos (Kremerata Baltica, Warner Classics 2010) ou encore du 24e (London Symphony Orchestra, Colin Davis, Emi Classics 2007).
Pour autant, c'est par excellence dans l'adagio (l'une des plus belles pages jamais écrites par Mozart) qu'on aura été subjugué par cette science si particulière d'un phrasé mozartien aux accents savamment distribués. Dans ce sommet de l'épanchement élégiaque du dernier Mozart (celui des difficultés de la réalisation des Noces de Figaro, celui des problèmes financiers de plus en plus prégnants, celui d'une mélancolie qui jamais ne déserte le seuil de l'élan retrouvé), Kissin sert la confidence, l'amertume même, en démontrant combien sous ses doigts, « l'intelligence de l'émotion » ne relève pas d'un oxymore. Car énoncer tel qu'il le fait cette longue plainte retenue, avec une intranquillité qui désormais ne se voile plus de grâce, mais court à l'aveu, tout cela donc est digne d'une pensée longuement mûrie et pour tout dire, pour le redire, d'un musicien de génie. C'est seulement quand il aura enregistré ce concerto que tout un chacun sera à même de réellement mesurer ce que tout le public a ressenti à la note près dans ces minutes suspendues : Evgeny Kissin, passeur de Mozart, soulève le voile de la beauté et fait entendre l'angoisse - et celui qui viendra me dire qu'il s'agit là d'un Mozart outrageusement romantique, aura oublié que les concertos de ce Mozart de 1786 regardent déjà, en effet, vers le romantisme, tout comme sa musique de chambre, et je pense en particulier aux quatuors écrits trois ans plus tard. Nous sommes au cœur de la subtile dialectique du sourire et des larmes qui fait tout le prix j'allais dire « spirituel » de ce Mozart-là, dont Kissin a su être le prophète inspiré vendredi soir. On pardonnera par conséquent aisément quelques petits problèmes de mise en place de l'orchestre dans l'allegro assai, très vite oubliés face à la cohésion toujours aussi marquée entre Mikko Franck et Evgeny Kissin.

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Le public a réservé bien sûr un triomphe au pianiste. Par ailleurs, c'est certainement à l'avenant de cette énonciation en relief, on aurait presque envie de dire en 3D de la phrase mozartienne que, surprenant le public par son premier bis, le maître en tressaillements a gratifié le public du Rondo « Alla turca » de la sonate pour piano N° 11 dit Marche turque qui, sous son poids intrinsèque tant rabâché de l'un des « tubes » incontestés de Mozart, retrouvait là son vrai caractère de marche militaire, sans pour autant le moindre effet superflu ou la moindre de ces minauderies que bien des pianistes se croient obligés d'infliger les auditeurs. Car Kissin, répétons-le à l'envi car c'est là une vérité de fond, n'est pas un musicien à effets ou un partisan de l'esbroufe : il incarne le service de la musique, trouvant à chaque compositeur la juste voie par laquelle se dit une parole singulière. Et c'est ce qu'il a toujours fait de tous les créateurs qu'il a servis avec la même rectitude et la même élévation depuis le début de sa carrière.

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Pour avoir une petite idée de ce que ce génie du piano fait dans Mozart, cet extrait synthétique naguère mis en ligne par Warner Classics pour l'enregistrement de 2010 des 20e et 27e concertos :
Qu'il me soit permis au passage de souligner, comme je l'annonçais d'emblée, combien cette approche de Mozart ne relève pas néanmoins d'un solipsisme de l'originalité, car cette quête de la syntaxe profonde de la phrase mozartienne se rattache à un certain nombre de pianistes mozartiens et non des moindres qui, pour différents que soient leurs jeux individuels, se retrouvent dans ce que je ne serais pas loin de qualifier en effet de tradition du contraste. Face à eux, sans vouloir simplifier mais en simplifiant quand même hélas, ce n'est certes pas un Mozart marmoréen qui s'expose, notamment par le biais de trois des meilleures intégrales (les deux de Barenboim et celle de Perahia), mais c'est un Mozart de l'infinie grâce, de la beauté ouvragée et presque céleste d'une élévation qui jamais ne connaît de réels accrocs. Ce n'est pourtant absolument pas un Mozart ronronnant ou qui garde les traces du style galant avec lequel il a tendu à rompre - non, c'est bien un Mozart dont la beauté de l'écriture est toujours sertie de nuances. Mozart apollinien, certes, mais en tout état de cause, Dionysos a-t-il droit de cité dans cet univers ? Outre cette approche, ce que je nomme à titre générique tradition des contrastes, a pour conjonction en effet la mise en tension des nuances entre elles en des points stratégiques, où il est dès lors permis d'accentuer mezzo forte et forte, de favoriser un staccato plus marqué - et c'est donc celle dont relève incontestablement Evgeny Kissin. J'y vois une anticipatrice, et c'est l'immense Clara Haskil, par exemple dans sa superbe version de 1960 du concerto en ré mineur N° 20 (orchestre Lamoureux, Igor Markevitch)
Je décèle ce moule-là également dans les enregistrements de Maurizio Pollini, avec Karl Böhm ou avec Claudio Abbado. Ici avec le Philharmonique de Berlin dirigé par Abbado dans le concerto N° 17 en sol majeur - où l'énonciation orchestrale accuse de même une prédominance staccato, qu'explore plus avant encore le soliste :
Je repère presque « évidemment » cette lecture dans l'autre intégrale que je porte au pinacle, celle d'Alfred Brendel - ici dans le N° 23, avec l'Academy of St Martin in the Fields dirigée par Neville Marriner.
Une tradition donc, mais jamais uniforme dans ses expressions, aussi vrai que l'accentuation choisie par chaque pianiste s'effectue selon des gradations bien diverses et même des modalités différentes. Vendredi soir, Evgeny Kissin accentuait quant à lui dans le cours même de la phrase, sans effet abrupt, mais comme si finalement la voix du piano devait se dégager d'un voile de retrait, pour émerger avec netteté. Mozart ici n'est donc plus diaphane, mais en clairs obscurs affirmés, et il n'en est que plus bouleversant ou plus enthousiasmant.
Deuxième bis avec la Valse en mi mineur (posthume) de Chopin, évidemment sublime, évidemment étourdissante, évidemment dans l'ivresse d'une virtuosité jamais gratuite :
L'orchestre de Radio-France aura par la suite brillé dans « Les Offrandes oubliées » de Messiaen (à la tension spiritualiste du grand harmoniste) et une version ample et généreuse de « La Mer » de Debussy. Une soirée comme celle-là est de toute manière marquée par la trace et quasiment l'ambiance laissée par un si éminent musicien de notre temps qui attache une importance considérable à ses concerts parisiens.
Cette merveille de concert a été diffusée le 27 octobre sur France Musique.

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