
Programme de « haute spiritualité » pour ce concert du 6 novembre de l’orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä : Mort et Transfiguration, le premier poème symphonique de Richard Strauss empli de métaphysique ; L’Ascension, « quatre méditations symphoniques pour orchestre » de Messiaen ; le très haut et très diaphane Requiem de Fauré, en guise de célébration du centenaire de la mort du compositeur en 1924 ; enfin, Towards the Light, œuvre de commande de Thierry Escaich. Dans cet ensemble, « cherchez l’intrus » aurait dû être la formule par laquelle j’aurais pu m’épargner l’une de ces déconvenues dont je me dégage bien difficilement face à un concert frustrant. Jusqu’alors, je n’avais encore jamais été frustré devant un concert de Klaus Mäkelä. Il fallait bien que cela finisse par arriver et pour l’occasion, cela devait arriver en l’occurrence, en prenant le risque tout à fait conscient de l’un de ces concerts où on a décidé de truffer un programme ambitieux et magnifique, d’une épouvantable verrue. On le sait, en vertu d’une politique édifiante, dite de « promotion de la création contemporaine » et dont sont emplis les cahiers des charges des institutions musicales publiques, il est aujourd’hui habituel de placer çà et là, au sein même des programmes de concerts, ces choses inertes et flasques provenant de ces petits fonctionnaires de ladite « création contemporaine » grassement payés par le ministère, les institutions, les orchestres, les je-ne-sais-quoi, à la faveur de « résidences », le beau concept. Franchement, je n’ai pas envie ni n’ai l’énergie de dire ici, en développant, tout ce que je pense de cette survivance d’un monde qui s’écroule – car il s’écroule, fort heureusement. Déjà accablé par ce lamentable happening à laquelle j’ai assisté l’autre soir à la Philharmonie, je ne vais pas en plus, en rajouter dans la désolation. Peut-on s’attendre à autre chose quand on a choisi consciemment un concert où la dernière flatulence de Thierry Escaich, l’omniprésent et prétendu omnipotent actuel bénéficiaire de ce système de prébendes, après bien des prédécesseurs et avant que pour de bon, la fin des haricots ne sonne le glas de cette fin d’époque, ne livre sa dernière fiente… Si on veut éviter la fâcherie, les aigreurs d’estomac et le vague mais tenace malaise auxquels laissent les soirées ratées, on ne fait pas le choix de ce type de concert à risque pour qui est conscient des tenants et aboutissants. Mais oui mais voilà, alléché par le poème symphonique de Strauss et le Requiem de Fauré, je m’étais dit que ma foi, je pouvais bien risquer le « moment de création » (car cette chose lamentable était, comme à l’accoutumée une « commande » de je ne sais qui, l’orchestre de Paris, la Philharmonie, bref « qui de droit » comme on dit dans ces cas-là). Cela m’apprendra. Je ne découvre pas pour autant que Klaus Mäkelä n’échappe pas à ce petit jeu dérisoire, sa petite carrière dépendant certainement de l’image complaisante du (jeune) chef qui, après bien des collègues, « favorise les œuvres contemporaines », on connaît la chanson. Je le savais mais peut-être qu’inconsciemment il me fallait en avoir le cœur net, ne serait-ce que pour contrebalancer l’enthousiasme habituel et continuel que j’ai devant les actuels concerts de l’orchestre de Paris, emmené par le chef finlandais vers des cimes que j’aurais du mal à comparer, sauf en me référant à l’époque de Christoph Eschenbach. Oui, je suis un fervent de ce chef et de ce qu’il accomplit depuis sa nomination à la tête de l’orchestre, et en suivant les repères (concerts et enregistrements qui s’étoffent) de sa carrière fulgurante et de son succès que je persiste à dire mérité. Je ne vais pas changer de regard, puisque je savais déjà cette propension, qu’il me faut bien « contextualiser », à grands coups d’approche sociologique sur la trajectoire professionnelle et le cadre institutionnel, blablabla… En somme, tout pour ne pas ternir l’image flatteuse que je me fais de ce chef et de son talent. Même donc en constatant que comme bien d’autres, il ne réfléchit pas à la question exigeante de la musique d’aujourd’hui, ses présupposés et son devenir, mais surtout ce que ne disent pas les fausses évidences. J’en reviens donc à ces ellipses inconfortables, où je choisis donc de taire tout ce qu’il faudrait dire à ce sujet, et qui me forcerait à de vastes développements dont actuellement je n’ai simplement pas envie. Je veux juste nommer le malaise de ce concert, après en avoir reconnu les bienfaits.
Car des bienfaits il y en eut, à commencer par une exécution mémorable de Mort et Transfiguration de Richard Strauss, par un orchestre habité et un chef communicatif comme à son habitude. Le souffle métaphysique de cette première incursion de Strauss dans le genre exigeant du poème symphonique fut rendu au centuple, avec une gradation époustouflante des « ambiances » si différenciées : Largo, « l’Homme malade, proche de la mort » ; Allegro molto agitato, « La bataille entre la vie et la mort ne laisse aucun répit à l’Homme » ; Meno mosso « La vie passée de l’Homme s’écoule devant ses yeux » ; Moderato, « La transfiguration ». Oui, il en faut, du souffle et de l’intelligence pour parcourir ce panorama philosophique de la vie elle-même (tout comme dans la Symphonie alpestre), et Mäkelä n’en manquait pas ce soir-là, creusant le timbre orchestral et l’élan des différents pupitres pour extirper de la partition ce relief existentiel qui fait toute la substance des poèmes symphoniques de Richard Strauss. Tout particulièrement, dans le vaste crescendo du Moderato (incarnant la « transfiguration »), on ressentait une œuvre pensée dans son tréfonds de nuances comme dans son architecture – c’est même là, je le redis, l’un des mérites de ce chef précieux entre tous aujourd’hui. Un poème symphonique où l’élévation était palpable, celle d’une relecture dynamique et d’une expression savamment distribuée.
Et puis vinrent les « Quatre méditations symphoniques pour orchestre » que Messiaen avait regroupées en 1933 sous le titre de L’Ascension, où on reconnaît dès cette œuvre de jeunesse l’inspiration profondément catholique qui devait irriguer toute sa production ultérieure. Une œuvre tout en couleurs, comme à l’accoutumée dans l’écriture de celui qui affirma tout au long de son parcours une indépendance fondamentale par rapport aux tendances sérielles, nonobstant un certaine aimantation que l’on sait. Ici encore le tropisme coloriste de la direction de Mäkelä fait des merveilles.
On comprend l’option générale choisie pour ce programme : illustrer sans doute les expressions de la spiritualité dans une modernité qui va de Strauss à Fauré en passant par Messiaen, hélas pour aboutir à qui l’on sait. Vision téléologique de ladite modernité pour le moins, conçue comme un continuum, malgré les hachures et les cassures : l’arrière-pensée qui s’étale ici comme un vieux remugle est usée et essoufflée, d’avoir été ad nauseam imposée au bon peuple. Illustration, s’il en était besoin, qu’il n’est que temps de réécrire cette histoire de la modernité musicale, pour en concevoir non pas les disparités et l’hétérogénéité, mais au contraire l’étonnante homogénéité de ce mouvement de rupture qui tente de survivre en dépit d’un renouveau de la tonalité irréversible : les efforts déployés par les institutions pour contrer ce raz-de-marée sont quelque peu touchants tant ils témoignent de la mort d’une idéologie qui aura duré somme toutes moins de soixante-dix ans, et aura sévit tout particulièrement en France. N’oublions pas que nous avons assis notre séant sur un gradin de la « Grande salle Pierre Boulez », du nom du prestidigitateur sur-subventionné par l’État français pendant tant d’années, pour asseoir son autorité et son escroquerie intellectuelle.
Suivait un Requiem de Fauré correct sans plus, avec un manque d’élan en revanche palpable. Quelque chose manquait, manifestement. Une profondeur de lecture présente chez Strauss et évanescente chez Fauré, dans une approche assez anémiée dans son esprit. Dommage, vraiment dommage. Sarah Aristidou, soprano et Jean-Sébastien Bou, baryton, se retrouvaient quant à eux, perchés dans les gradins au-dessus du chœur. Choix absurde : ni l’inquiétude du Libera me ni la grâce recueillie du Pie Jesu ne pouvaient être correctement restituées par un dispositif débile dans une salle dont on vante trop l’acoustique : cette qualité, bien réelle, a tout de même ses limites.
Je savais que viendrait la lourdeur laborieuse d’Escaich. Je connais sa « production », rien à attendre de ce type. Mais ce que je ne savais pas, c’est l’action et le zèle de Mäkelä, complice d’un soir de cette énième prise d’otage du public par l’insertion d’une crétinerie au sein d’un programme ambitieux. Même pas le motif potache : ici mesdames et messieurs, on se prend au sérieux pour déployer ses effluves et une bonne partie du public, audience rendue captive par absorption et reconduction d’un snobisme où on ne doit plus réfléchir ni entendre, se mettait à applaudir cet étron sonore. Mäkelä, complice donc et deux fois relaps (car il ne fallait pas applaudir à la fin du Requiem), enchaînait le In Paradisum, chef-d’œuvre de la musique française par lequel Fauré conclut son Requiem, avec les premières « mesures » de cette immondice. Le programme papier fournissait le « mode d’emploi » de cette chose prétentieuse, volubile dans la laideur, tapageuse dans le non sens, voulant s’appuyer sur Lao Tseu, Edgar Morin ou encore François Cheng, pour se donner les alibis philosophico-littéraires d’une pure cochonnerie pour laquelle le Chœur des Jeunes de l’orchestre de Paris était mobilisé. Geste criminel d’inoculer de l’authentique déjection sonore à des adolescents qui ne vous ont rien demandé et qui là encore, sont pris en otages. Faut-il en rire, faut-il s’en désespérer, faut-il s’en révolter et s’agiter ? Ce n’est plus l’heure : il suffit de laisser ces superstructures s’effondrer sur elles-mêmes. Comme dans la peinture française d’aujourd’hui, on ne voyait pas venir le mouvement actuel. On savait que pour ceux qui désirent réécrire l’histoire de l’escroquerie à prétention moderniste et à diktat d’atonalité, le moment était venu, car aujourd’hui où le crépuscule de ces idoles s’accélère inexorablement dans le monde entier, « les temps sont mûrs ». On n’avait pas prédit néanmoins qu’un renouveau artistique que personne n’avait vu venir aurait achevé la décrépitude du laid. Aujourd’hui, une nouvelle génération de compositeurs français et internationaux abat les anciennes forteresses de l’idéologie atonale, et le fracas est énorme. Alors il faut laisser pisser le mérinos, car ces pitreries sont les derniers feux d’une mascarade qui meurt dans son dernier reflux gastrique. L’autre soir, enchaîner le In Paradisum de Fauré avec cette idiotie, ce n’était pas seulement entrer dans les latrines d’une idéologie agonisante, c’était adresser ce « clin d’œil » de l’homme moderne à ce qui le dépasse, que Nietzsche avait déjà décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Mäkelä, qui devait accueillir Escaich sur scène après avoir tiré la chasse sur sa « production » (car ainsi sont nos petits fonctionnaires de la création d’État subventionnée à coups de « commandes » du ministère, de la philharmonie, de l’orchestre, enfin, de qui a des fonds à leur allouer : les albatros d’État, souvent pour s’amuser viennent traîner leur guêtre sur scène pour montrer au bon peuple que les créateurs existent bel et bien) semblait incarner ce soir-là, ces mots du Zarathoustra : « Vous, les hommes supérieurs, – ainsi parle la populace en clignant de l’œil – il n’y a pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux... » Fauré, décidément et qu’on se le dise, avec son ars gallica et sa recherche spirituelle de l’épure, est l’égal, pas plus, de notre faiseur de vacarme et d’éructations percussionnistes, de pizzicatti enragées des contrebasses, à s’en arracher les cordes, ou encore de ses malhabiles grognements des cuivres. Qu’on se le dise : le vieux Fauré, mort il y a tout juste un siècle, ne vaut pas mieux que notre petit fonctionnaire de la « création contemporaine ». Mieux : Escaich (voir le mode d’emploi du programme) entendait dans une certaine mesure donner une suite ou un complément au Requiem, et à ses ellipses. Souvent, pour s’amuser…
À assister (quitte à m’en prendre à moi-même) à cette mauvaise farce en cette soirée de novembre, il me revenait en mémoire le titre d’un ouvrage de Milan Kundera, Les testaments trahis. Pour un soir, le centenaire de Fauré (par ailleurs bien célébré en France) était subitement et grossièrement trahi. Grand regret de constater que Mäkelä se soit joint à ce sabotage. Directeur musical de l’orchestre de Paris, il aura coché ce soir-là toutes les cases du cahier des charges des institutions musicales françaises, dans le temps moribond de leur propre circularité. On demande de l’air, jusqu’au prochain programme.