
Pour n’être pas un adepte des concours internationaux où chaque année, de nouvelles écuries de jeunes prodiges font leurs armes et ménagent adroitement leur entrée dans la carrière, considérant là surtout une approche concurrentielle mêlant improprement musique et compétition qui à jamais devraient rester antonymes, je n’ai cure des résultats de tel ou tel millésime qui bien sûr font les beaux jours des labels. J’avoue cette répulsion naturelle et lointaine pour ces foires aux bestiaux où l’on confond allègrement, ouvertement et sans vergogne musique et course à l’échalote, et même si je sais que là peuvent se renouveler les générations d’interprètes en une recherche de l’excellence, jamais dans mon esprit la vraie légitimité de ce système ne peut tenir de justification de fond – la distance étant irréconciliable selon moi entre toute approche de compétition et l’appréciation éminemment individuelle des qualités d’un musicien. Qui dit répulsion implique donc pour le moins un réel, profond et suprême désintérêt pour les palmarès ce ces délicats comices au gré desquels des dizaines de jeunes instrumentistes se retrouvent évalués, soupesés, jaugés, jugés par des jurys prétendument experts. Pour être plus exact, plutôt que de parler de désintérêt, je devrais parler d’un militantisme anti-concours qui pour autant, réaliste face à une pratique si bien ancrée et à laquelle se mêle toute une économie, ne me conduit pas à identifier les musiciens qui y ont été conduits, pour les renégats de je ne sais quelle pureté. Ce système existe, il sévit encore pour l’heure et tout en tenant à cette lucidité, je prends acte simplement que tel ou tel fut un ancien ou un récent premier prix de ceci ou de cela : la question ne me concerne pas, simplement, j’en prends simplement acte, comme d’un fait parmi d’autres. Involontairement sardonique devant les mentions admiratives, où souvent se mêlent volontiers des considérations d’âges et de précocité, je prends acte, rictus agacé et accablement désabusé mais heureusement volatile. Ce fut donc bien entendu ma réaction quand j’ai entendu parler pour la première fois de Yunchan Lim dans ce carnaval saisonnier : médaille d’or (on se croirait aux JO) en 2022 du concours Van Cliburn « à seulement 18 ans », précisent les esprits acclimatés. J’ai à peine tenté de mémoriser le nom, conscient par ailleurs d’une réalité qui à elle seule, vaut qu’on s’y attarde alors que tout le monde tente de l’éluder, je veux parler du quasi-monopole des grands prix aux concours internationaux par de jeunes Coréens sitôt lancés par les labels des grandes majors : ce phénomène vaut à lui seul qu’on s’y penche sans faux-fuyants. Tous ces prolégomènes pour dire qu’en me rendant au concert du 5 juin à la Philharmonie, ce n’est pas le « nouveau phénomène » de la scène internationale du piano que je suis venu voir, mais un jeune musicien dont on parle certes, qui est dans l’actualité musicale, et que j’aurai plaisir à découvrir dans le redoutable Concerto n° 4 de Rachmaninov. Au programme, outre le Tombeau de Couperin de Ravel, la mémorable symphonie avec orgue de Saint-Saëns qui à elle seule vaut le détour, et dans laquelle il me tarde de découvrir ce que peut faire Klaus Mäkelä. Soirée mémorable, découverte d’un pianiste qui à mon avis fera encore parler de lui dans les années à venir, et une nouvelle fois, l’orchestre de Paris à son pinacle sous la direction du jeune chef finlandais toujours aussi excellent. Un concert dont il faut plus que jamais témoigner, en prévention de tous les esprits chagrins et pour dire un enthousiasme considérable, dénué par conséquent de toute attente préconçue.
Le lieu et la formule : Rachmaninov en furie
Je ne m’attarderai pas sur Le Tombeau de Couperin de Ravel, une œuvre qui m’a toujours ennuyé malgré un charme que je ne nie pas, et dont j’ai retrouvé ce soir-là avec les désuètes volutes, les mêmes raisons de m’ennuyer sous la baguette délicate entre toutes de Mäkelä, qui n’a pas son pareil pour ménager les couleurs diaphanes de cette sorte de byzantinisme musical. Belle version, mais je ne parviens toujours pas à ce Ravel-là, honte à moi sans doute, mais c’est comme ça (je laisse donc le soin de l’analyse de détail à des esprits plus raffinés). Je remarque que Klaus Mäkelä ce soir arbore une magnifique queue de pie – peut-être pour faire écho à l’allure surannée d’un Ravel porte étendard d’un style français intemporel et à mes yeux très putatif. Ou peut-être est-ce la grande occasion d’accueillir à nouveau Yunchan Lim, qui avait déjà conquis le public français encore tout récemment en avril dernier déjà dans la Grande Salle Pierre Boulez, dans des Variations Golberg dont on a dit le plus grand bien - et qui avait déjà donné sous la direction de Klaus Mäkelä le Concerto n° 2 de Rachmaninov à la Philharmonie en septembre 2024. Steinway installé, bien calé au pied de l’estrade du chef, entre en scène un frêle jeune homme à l’allure de collégien, manifestement malhabile et d’une timidité évidente. Il a choisi le Concerto n° 4 de Rachmaninov, après avoir triomphé au concours Van Cliburn avec le Concerto n° 3, dans une exécution magistrale récemment immortalisée par Decca – la firme enregistrait d’ailleurs ce soir-là le Quatrième, en live. Ce concerto est sans aucun doute le plus délaissé et le moins apprécié des quatre composés par Rachmaninov, ce que personnellement je m’explique par son caractère hétéroclite en termes de composition autant que d’inspiration. Je me suis toujours expliqué les particularités de ce concerto, qu’on a souvent vues comme des faiblesses (surtout en comparaison des trois premiers, à la puissance expressive presque coruscante) par la période de transition qui, dans le parcours de Rachmaninov, entoure le début son exil aux États-Unis. Que le compositeur ait plusieurs fois hésité quant à la forme et la longueur de l’œuvre (première version en 1926 avant diverses révisions menées jusqu’en 1941) tend à confirmer des spécificités et souvent des âpretés. En tout cas, il s’agit pour l’interprète, de se montrer à la hauteur de cette hétérogénéité. Car à vrai dire, il n’y a guère que dans le deuxième mouvement, Largo, qu’on reprend ses marques avec cette amplitude poétique qu’on connaît chez Rachmaninov. C’est en général d’une certaine instabilité esthétique que témoigne l’écriture finalement si hésitante de ce concerto, incarnée à merveille par cette citation de 1926 mise en exergue du programme : « Je me sens comme un fantôme marchant dans un monde qui lui serait devenu étranger. Je ne puis me défaire de l’ancienne manière d’écrire et ne peux acquérir la nouvelle. » Un entre-deux, dans une certaine mesure, là où le modèle du concerto pour piano avait été jusqu’alors d’une certaine fluidité dans son écriture, terrain privilégié d’une expression lyrique proverbiale. Dans ce contexte, la virtuosité extrême de certains traits des premier et troisième mouvements tous deux Allegro vivace, s’exprime avec une certaine disproportion, traduisant sans doute une intranquillité accrue.

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Et c’est justement dans la restitution de cette intranquillité qu’excelle Yunchan Lim qui, ménageant un contraste saisissant avec une fragilité volontaire et désarmante du phrasé dans le Largo, se déchaîne littéralement dans les deux Allegros dans une vélocité aussi étourdissante qu’étourdie, puisqu’elle est livrée avec cette touche de nervosité qui finalement, lui confère toute l’instabilité structurelle qui ressort de l’œuvre. Jamais sans doute dans ses concertos, Rachmaninov n’aura été aussi extrême dans ses mouvements rapides, dans l’expression brute d’une certaine furie nerveuse, que le jeune pianiste restitue efficacement, sur la corde raide d’une exécution tout en surgissements. L’Allegro initial, toujours par un appui sur ces effets de contrastes, devient de manière assez limpide le territoire d’une recherche de la phrase fuyante, avec ses thèmes qui décidément ne parviennent pas à s’imposer : c’est ce désordre expressif que parvient à transmettre le pianiste, il me semble de manière plus convaincante de beaucoup que ses collègues, qui s’attardent souvent là où il convient d’épouser un chant à jamais contrarié. On aura confirmation de cette lecture tout en furie irrépressible dans l’Allegro final. Là, la virtuosité n’est plus charmeuse comme dans le Troisième Concerto, mais se meut en un affolement que le pianiste ne doit pas édulcorer. Yunchan Lim réussit ce faisant à se distancier de toute notion simpliste d’un brio démonstratif dans son approche de ces phases de pure affairement (qui, dans la partition, alternent dans cet Allegro même, avec certaines plages éthérées, d’autant plus étonnantes qu’elles sont brèves) : la vitesse du tempo et des traits est étourdissante mais jamais gratuite, comme il l’illustre avec cette descente dans les graves dans le dernier tiers du mouvement, comme en un tremplin vers un déferlement de déstructuration. D’aucuns y auront vu l’influence du jazz, je préfère y voir l’intégration d’une esthétique du disparate. Dans cette intelligence d’une virtuosité si particulière dans son expression et dans son objectif, Yunchan Lim m’évoque Nicolaï Lugansky, de la même famille de ces pianistes qui savent la plasticité des usages d’écriture de Rachmaninov, si surprenant dans ce concerto. Comme lui, il réussit à créer presque une sensation d’« étouffement » voulu dans la conclusion de ce troisième mouvement, au rythme si hystérisé en lui-même. En l’écoutant, je me disais que c’est aussi ce que permet une vraie virtuosité : non pas briller pour briller, mais en de telles pages, parvenir à l’ipséité d’une partition où très volontairement, les traits de vélocité sont signifiants et pas décoratifs. Alors quand la conclusion éclate en un élan longtemps contenu, Yunchan Lim décuple le volume sonore de son instrument, engageant une puissance d’autant plus considérable qu’elle côtoie les cimes vertigineuses de la péroraison (il est assez phénoménal d’assister à cela, du cinquième rang où j’étais placé). Et moyennant ce sacerdoce du relief, Klaus Mäkelä mène comme on pouvait s’y attendre l’orchestre de Paris vers une ampleur de l’adjuvant, tel que doit être l’orchestre dans les concertos pour piano de Rachmaninov, qui excellait dans la minutie de ses orchestrations. Un ravissement en somme, un plaisir de chaque instant et un triomphe pour ce jeune pianiste qui, au bout de trois rappels, livrait (à la différence du concert de la veille au même programme) en bis tout d’abord l’aria des Variations Goldberg, et avec quelque malice, en cinquième rappel (le public en une certaine extase, il faut bien l’avouer), la première variation.
L’art et la manière : Saint-Saëns paganiste
La « Symphonie avec orgue », n° 3 en ut mineur op. 78 est finalement, typique de ces « proportions cachées » qui fondent selon moi l’importance de l’œuvre de Saint-Saëns, à condition qu’on y soit attentif. Il s’agit en fait des soubassements esthétiques de cette musique, auxquels on n’accorde pas selon moi l’attention nécessaire et qui pourtant, motivent une bonne part de la postérité protéiforme de ce vrai génie de la musique française, avec Berlioz. C’est peut-être en prenant conscience de l’ambition souterraine de ce chef-d’œuvre absolu (qui entre à mes yeux dans le triptyque de tête des apports français à l’art symphonique, avec la Symphonie fantastique de Berlioz et la Symphonie en ré mineur de César Franck) qu’on est à même d’en apprécier la grandeur, mais aussi de déjouer une sorte de dédale des apparences. Car si on a souvent souligné la dimension spirituelle de cette symphonie, en grande partie fondée sur une sorte d’itinéraire des abîmes vers la lumière du finale, avec en pivot thématique l’intervention du motif grégorien du Dies Iræ dès le premier mouvement, il me semble qu’on ne va pas en général jusqu’au bout de l’analyse. On a ainsi souvent observé que ce motif cyclique (dans le droit fil de Berlioz et des poèmes symphoniques de Liszt) innervait en soi la conquête de la lumière, mais ce faisant on a tôt admis ce processus dans une acception religieuse. Or, conformément à l’identité profondément agnostique de Saint-Saëns, conformément aussi à cette sorte de quête de l’immanence qui caractérise son œuvre entière (un rapport à la nature et à l’élan vital qu’on retrouve entre autres dans sa veine exotique), on n’a pas noté suffisamment à mon avis, ce qu’il pouvait y avoir précisément, de presque paganiste dans l’inversion en quelque sorte du motif du Dies Iræ. Son exposé initial solennel, repris dans le Maestoso, est en fait l’objet d’un singulier dépassement de l’effroi auquel est normalement associé le motif. Dans cette transformation thématique (j’allais dire dialectique), tout se passe comme si la menace de la colère de Dieu se trouvait être transcendée par l’extase qu’ouvre le fameux accord gigantesque de l’orgue. Cet accord est finalement double : musical, il est aussi un accord ontologique avec le monde, une manière de conciliation. Entre temps, le Scherzo aux accents de marche héroïque (on y pressentirait presque le Dvorak de la Symphonie du Nouveau Monde) aura parachevé la transformation de l’ambiance noire du début, en une conquête en effet inexorable. Si bien que quand le Dies Iræ fait son retour dans le Maestoso, plus rien ne peut résister à cette lumière qui désormais inonde l’orchestre, et la mutation (inversion) du motif est selon moi assez manifeste pour s’abstenir d’y voir cette marche paganiste sollicitant puis obtenant l’accord final. La Symphonie « avec orgue » de Saint-Saëns tient en cela une bonne partie de son allure, de l’esthétique du poème symphonique dans laquelle Saint-Saëns s’était lui-même tant illustré, et on pourrait dire qu’ici, la narration est philosophique (comme dans la Symphonie alpestre de Strauss).
C’est cette lecture tout en contrastes, en couleurs et en relief que donnait à entendre Klaus Mäkelä à la tête de l’orchestre de Paris. Ce chef est un passionné de la narration musicale, on l’aura compris depuis qu’il déploie sur la Philharmonie le ressort de lectures habitées et dynamiques des partitions symphoniques qu’il aborde. Au point qu’on peut même concevoir dans cet aspect, l’une des caractéristiques de son style de direction par ailleurs si soigné, si soucieux du détail des pupitres et du « liant » de la masse. Il faut dire que ce soir-là, il était singulièrement aidé non seulement par un orgue superlatif de la Philharmonique aux mains de l’excellente Lucile Dollat, mais aussi d’un violon solo invité pour l’occasion, l’excellentissime Andrea Obiso, issu de la prestigieuse Accademia Nazionale di Santa Cecilia italienne.

Un plaisir et un privilège d’apprécier l’énergie rare de ce véritable Konzertmeister, se comportant comme tel, et comme tel transmettant avec un surcroît d’efficacité les sollicitations du chef – en l’occurrence, l’orchestre de Paris bénéficiait à travers cet apport inestimable, du même privilège que le Philharmonique de Radio France, depuis qu’il s’est doté de cet autre chef de troupe qu’est Nathan Mierdl. En somme, tous les astres étaient résolument alignés en cette soirée du 5 juin, concert mémorable, le lieu et la formule, l’art et la manière.