J'avais déjà dit mon enthousiasme pour l'enregistrement des Sonates pour violoncelle et piano de Beethoven par Gautier Capuçon et Frank Braley. On va finir par croire que je suis l'agent déguisé de ces musiciens, mais non. Je dis ici mon enthousiasme pour l'enregistrement réalisé en 2020 pour Erato par Renaud Capuçon, Gautier Capuçon et Frank Braley des Trios « à l'Archiduc » et « des Esprits » de Beethoven.
Renaud et Gautier Capuçon et Frank Braley sont impériaux dans ces deux chefs-d'œuvre de la musique de chambre de Beethoven. Dans les deux cas, le trio « des Esprits » et l'« Archiduc », on a fait remarquer le « classicisme » de cette interprétation, mais il faut s'empresser de préciser, pour ne pas nourrir de malentendu quant à ce jugement, que cette netteté est le contraire même du morne ou du terne.
Car effectivement, il y a bien entre autres deux manières d'aborder ces œuvres : la première, peut-être la plus évidente, est celle qui consiste à faire ressortir l'âpreté des accents et de l'énonciation beethovénienne typique de cette période du compositeur. Dans cette veine, certes Stern/Istomin/Rose, mais aussi Perlman/Ashkenazy/Harrell (ma version préférée, mais c'est personnel) ou encore bien évidemment Zukerman/Barenboim/du Pré. Et dans ces trois exemples (les meilleurs), cette veine provient d'une approche, d'une option de lecture où l'on décide sciemment de mettre au service de la partition une débauche d'énergie qu'il faut savoir tenir pour ne pas paraître surjouer.
Ici, Stern/Istomin/Rose dans le Trio en si bémol majeur op. 11 :
dans l'Archiduc :
dans le Trio en sol majeur op. 1 N° 2 :
et dans le Trio en mi bémol majeur op. 1 N° 1 :
Ici, Perlman/Ashkenazy/Harrell dans l'extrait d'un film fameux de Christopher Nupen, dans le Trio en si bémol majeur, op. 70 N°2 : https://www.youtube.com/watch?v=hK8o67FizKw
dans l'op. 1 N°1 ;
dans le Trio des Esprits, 1er mvt. :
2e mvt. :
et le 1er mvt. de l'Archiduc (une merveille) :
et son 2e mvt. :
Ici la fameuse version farouche et habitée du Trio des Esprits par Zukerman/Barenboim/du Pré en 1970 : https://www.youtube.com/watch?v=ReZeyI8Z5wk
Mais on l'oublie, il est aussi une tout autre approche, plus « apollinienne » en effet pour reprendre un terme employé dans un autre commentaire, et cette approche a été définitivement portée au pinacle par l'immortelle version du Beaux-Arts Trio. Il s'agit ici de laisser l'énergie intrinsèque de cette musique émaner de la partition elle-même, en y consacrant une précision et une clarté d'énonciation qui parfois peut faire défaut à la première veine (voire parfois certaines outrances de Jacqueline du Pré). Et c'est dans cette veine que s'inscrit la version des Capuçon et de Braley, qui développent pour ces deux Trios de 1808-1810 une justesse de vue qui est simplement confondante. Barenboim quant à lui, a pu être associé à deux versions diamétralement opposées parce qu'appartenant justement pour chacune d'elles aux deux options précitées : celle avec Zukerman et J. du Pré donc, pour la première approche, et pour la deuxième, la version qu'il a récemment enregistrée avec son fils Michael merveilleux violoniste) et Kian Soltani, fabuleux violoncelliste de la jeune génération - et dans ce cas, on est effectivement dans l'apollinien.
En tout cas ici, Renaud et Gautier Capuçon et Frank Braley sont apolliniens sans jamais être marmoréens : l'équilibre est partout vivant et vibrant, vrombissant même dans l'Allegro du « Geistertrio », pathétique dans le si métaphysique largo et étourdissant dans le presto. Beauté et onctuosité sonores (la profondeur des graves de Gautier Capuçon est une merveille, et le violon de Renaud Capuçon plane comme un ulm) de l'Allegro initial de l'« Archiduc », grâce, suavité, inquiétudes et éclats du scherzo (Frank Braley y déploie de la dentelle et du pur cristal), recueillement méditatif et concertant de l'andante cantabile, humour et bondissements de l'allegro final : tout ici est soustrait à la moindre infatuation du discours, on accède sans aucun filtre à l'univers chambriste de Beethoven, dans sa richesse, sa variété et sa profondeur. Une version excellemment pensée et déployée de mains de maîtres. Une merveille, à ajouter aux meilleures interprétations précitées.

Agrandissement : Illustration 12
