L'HOMMAGE À NICHOLAS ANGELICH : LA MUSIQUE POUR CORTÈGE

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Un concert exceptionnel autant qu'un moment rare d'émotion, d'humilité et de recueillement jeudi dernier (9 juin) au Théâtre des Champs-Élysées, en hommage à Nicholas Angelich, le pianiste de génie disparu prématurément le 18 avril, arraché au monde de la musique auquel il avait encore tant à apporter. Tous les grands musiciens et amis de Nicholas Angelich réunis pour l'occasion ont su livrer le meilleur de leur talent, dans une atmosphère d'une sobriété exemplaire, sur une scène surplombée d'une immense photographie du pianiste au regard toujours songeur et bienveillant.. Un programme magnifique conçu comme un irremplaçable linceul, ce qu'on nommait un « tombeau » au XVIIe siècle : Vadim Repin, Victor-Julien Laferrière et Jérémie Moreau dans une version du Trio avec piano N°2 de Shostakovitch, à la fois percutante et suspendue dans le temps et l'espace ; un extrait des Années de Pèlerinage de Liszt servi par un Alexandre Kantorow au phrasé clair d'intériorité ; un Quatuor Modigliani éblouissant et intense dans le Quatuor N°1 (« De ma vie ») de Smetana ; la pleine et généreuse luminosité émergeant des tourments de la mélancolie dans « Souvenir d'un lieu cher » op. 42 de Tchaikovsky (Vadim Repin / Alexandre Kantorow) et la Fantaisie pour quatre mains de Schubert (Guillaume Bellom et Ismaël Margain, à l'unisson de l'âme) ; et pour clôturer ce concert ponctué à l'entracte par des images et des mots de Nicholas Angelich (filmé lors de concerts et d'enregistrements mémorables), la « Vocalise » de Rachmaninov, sertie en clair-obscur par Vadim Repin, Gautier Capuçon et Frank Braley.
Mais le moment dont se rappellera chacun des spectateurs du Théâtre des Champs-Élysées, c'est ce qu'a accompli Gautier Capuçon accompagné de Frank Braley, dans la « Louange à l'éternité de Jésus » pour violoncelle et piano d'Olivier Messiaen. On pourrait être tenté de dire que ce moment « dépasse » la musique elle-même, tenant du geste le plus fort spirituellement qui puisse se concevoir dans cette pièce qui tient à la fois de l'élégie et de la prière. Pourtant, c'est justement cela même, la musique - et éminemment : le langage de l'invisible, à disposition des êtres humains lorsque les mots eux-mêmes sont défaillants à dire l'affliction, la méditation individuelle et l'élan fraternel, la sérénité enfin devant le lien d'outre-monde qui perdure avec ceux qui ont « désapparu » comme le disait le poète Édouard Glissant. Car Gautier Capuçon n'est pas seulement ce violoncelliste surdoué qui nous enchante depuis des années déjà, il est aussi l'officiant de transcendance qu'il a su devenir dans cette prière musicale de Messiaen. Lui dont l'un des premiers enregistrements fut, avec Renaud Capuçon et Nicholas Angelich, la version selon moi la plus marquante des Trios de Brahms, a déposé ce soir-là sur la mémoire de son ami pianiste l'ultime kaddish qu'il a partagé avec le public. En concluant cette Louange, les yeux fermés, il a levé son archet au-dessus des cordes de son violoncelle, pendant environ trois minutes, avant de reposer les mains de part et d'autre de son instrument pendant encore quatre minutes, dans le silence intégral d'une salle bouleversée qui multipliait l'écho de ce requiem sans paroles.
Aucun discours ce soir-là, aucune parole de circonstance, ni aucun éloge funèbre qui eût été superfétatoire. À l'image de Beethoven qui avait consolé aves son seul piano une de ses amies affligée par la mort de sa fille, on le sait, les musiciens parlent par les sons, par les merveilles et les alexitères déposés par les compositeurs dans leurs partitions, ces trésors que les musiciens portent à la vie et à la lumière. Ils sont les messagers de cette chose si étrange : un ineffable qui pourtant s'incarne et se fait entendre par leurs archets, par leurs mains sur des claviers d'ivoire, par leurs voix, là où s'abolit la mort elle-même. Les amis de Nicholas Angelich ont accompagné le pas souverain d'une âme sans tanière, avec la musique pour cortège.