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Loïc Céry

Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 11 août 2022

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Brahms par Bruno Walter : la base et le sommet

Dans l'histoire de la direction d'orchestre au XXe siècle, Bruno Walter semble incarner une origine. Ses versions des Symphonies de Brahms, aiguisées et intranquilles, ont marqué durablement la discographie.

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Illustration 1

Ceux qui ne connaissent pas l’œuvre discographique de Bruno Walter craignent, comme pour tout ce qui est des grands chefs qui ont vu les premiers temps du microsillon, d’avoir affaire uniquement à des enregistrements anciens, à l’écoute difficile justement du fait de cette ancienneté, et de l’ère mono. Je dois avouer avoir moi-même quelques difficultés avec la plupart des enregistrements de Furtwängler pour cette raison même (même si je me ferai fusiller par les connaisseurs, mais on ne se refait pas – et puis j’ai bien dit la plupart, pas la totalité). Pourtant, par leur longévité même, certains de ces chefs, qui ont fait les beaux temps du microsillon en mono, ont pu aussi participer et ô combien aux premiers temps flamboyants de la stéréo. Et Bruno Walter est de ceux-là, surtout à partir de sa période américaine dans les années cinquante, essentiellement avec le Columbia Symphony Orchestra. Un somptueux legs, de la part de celui qui collabora avec Gustav Mahler (il est né en 1876, l’année même où Brahms achève sa Première symphonie).
Remasterisés par Sony Classical, les enregistrements stéréo des Symphonies de Brahms à la tête du Columbia bénéficient dès l’origine, de ce qui se fait de mieux en matière de prise de son de la part des studios américains (tout comme Toscanini lui-même en bénéficiera avec l’orchestre de la NBC). Ils datent essentiellement de 1960. Je les considère en effet comme la base et le sommet de tout ce qui s’est fait de mieux en termes d’interprétation de l’œuvre orchestrale de Brahms, étant donné que c’est finalement Bruno Walter qui va fixer à ce moment-là non pas la norme, mais en tout cas une certaine esthétique dont les générations suivantes, celles des Karajan, Bernstein, Giulini puis Abbado (et on peut penser aujourd’hui d’un Simon Rattle dont j’aurai l’occasion de reparler) s’inspireront directement. Cette fameuse « ampleur » sonore est déjà là, rehaussée par une rigueur métronomique qui est la marque du chef allemand, comme celle de ses illustres collègues Otto Klemperer et Eugen Jochum.

L’attention à l’énonciation brahmsienne est désormais fixée dans le marbre par ce premier esthète du beau son, mais dont la marque propre demeure l’extrême netteté des articulations. Sans aucune sécheresse néanmoins, même si quand on s’est habitué à Karajan ou Giulini, cette netteté peut surprendre çà et là (une ampleur nette et sans rondeur), notamment dans une Première qui évite de prendre la pose, pour détacher les articulations avec une vigueur considérable. La force de l’orchestre de Bruno Walter est entièrement là, comme ses Symphonies de Beethoven l’illustreront aussi (parmi les meilleures et les plus marquantes intégrales, incontestablement) et bien sûr ses Symphonies de Mahler, qui n’ont pas de prix (aussi parce qu’elle proviennent d’une fréquentation personnelle du compositeur et d’un intense travail mené à ses côtés).
Aussi, est-il possible (j’y encourage) de se livrer sans peine à une écoute de ces versions, comme en effet étant l’origine des meilleures versions ultérieures : on peut aisément concevoir là où Karajan mettra plus de liant sonore, là où Giulini concentrera ici et dilatera là, etc. Bruno Walter est en grande partie la Bible des chefs modernes, bien plus que Toscanini il faut le reconnaître. Il partage ce magistère avec l’héritage de Wilhelm Furtwängler. Dans un certain sens, on pourrait se dire en écoutant ces versions majeures des Symphonies de Brahms, que Walter en a livré le « canevas » et l’esthétique générale. Côté tempo, il est toujours dans le juste, et rappelle en cela les choix de Karajan. Ne pas s’attendre ici à une lenteur inutile : la musique se suffit à elle-même et il n’est pas besoin d’être inutilement surlignée. Ce resserrement, et on pourra le dire, cette sorte d’économie de moyens mise au service d’un accès direct à l’essentiel (c’est également son esthétique dans Beethoven) prépare les lectures les plus spiritualistes, car à vrai dire cette musique dépouillée de toute emphase, instaure une verticalité qui, dans l’esprit même de Brahms, envisage l’ici dans l’écho d’une élévation – d’où la tension caractéristique et si souvent bouleversante de son écriture. La Quatrième symphonie par Bruno Walter, c’est ainsi la force d’un Brahms de l’essentiel, de la substantifique moelle et où se manifeste la même rigueur d’une battue impeccable. Les meilleurs s’en souviendront plus tard, en faisant écho chacun à leurs manières, à cette essence et à ce dépouillement d’un art des ombres et de la lumière, qui sait les gouffres et qui les étreint.

Symphony No.4 (Brahms) - Bruno Walter, Columbia SO © PalaceMusic2


C’est pourquoi même habitué à des angles plus arrondis, l’auditeur se laissera prendre à cette rigueur et à cette netteté qui sont les premiers paliers de la projection sonore. La Troisième symphonie gagne à ce jeu l’expression de certaines inquiétudes existentielles, qui sinon peuvent bien être dissoutes dans le somptueux et l’onctueux, en tout cas dans un premier temps – à en croire certains sectateurs de Karajan, qui ne l’écoutent pas avec une attention suffisante. En tout état de cause, ici, la clarté est paradoxalement le vecteur des ombres présentes dans la partition, ce volontarisme particulier de la réponse qui fut celle du Brahms de la maturité à la « Sonate F-A-E » naguère co-composée dans sa jeunesse avec Robert Schumann et l’un de ses élèves, à destination de Joseph Joachim (« Frei aber einsam », « Libre mais solitaire »). Désormais, sa devise serait bien « Frei aber froh » (« Libre mais heureux »), d’où la section fa-la-fa (F-A-F en solfège allemand) de l’introduction de l’Allegro initial. Le 3e mvt. lui-même, à la cantilène si célèbre, tient sous la baguette de Bruno Walter un tour moins serein, plus tendu et plus amer, peut-être même plus grinçant (selon une autre lecture rythmique de l’air principal). Et cela devient l’hymne d’une âme intranquille.
Du reste, avec le Philarmonic de New York, les angles étaient encore plus acérés et les tempi résolument enlevés, en 1953 :

Brahms - Symphony n°3 - New York / Walter © incontrario motu


Et dans la Première, toujours avec le New York Philharmonic, en 1951, la démonstration que l'ampleur sonore est l'antonyme de la complaisance :

Brahms - Symphony No 1 - Walter, PSONY (1951) © 1Furtwangler
Illustration 5

Bruno Walter fut ce chef guidé par une lecture « culturellement » éclairée des partitions, à même d’en tirer la substance spirituelle qu’elles contiennent en leur sein (et cette substance est bien là avec Brahms). L’humaniste, celui qui refusa l’ère des fascismes européens et qui, même issu de ce Welt von Gestern qui devait glacer d’amertume et de fatalité Stephan Zweig, devait être l’un des plus brillants représentants de la culture du vieux continent aux États-Unis pendant et après la guerre. Quand on a incarné à soi seul la musique occidentale sur le sol américain avec Toscanini, et comme une résistance spirituelle de la civilisation en des temps bouleversés, porter la quintessence de Brahms, c’était aussi porter avec Beethoven, Schubert, Mozart… la quintessence de l’esprit.

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