« La mort des poètes a des allures que des malheurs beaucoup plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous savons qu’un grand poète, là parmi nous, entre déjà dans une solitude que nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher. »
Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, 2010.

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Le poète qui est mort aujourd'hui est à mes yeux et aux yeux de tant d'être humains sur cette planète, sans doute le plus éminent poète de langue anglaise du XXe siècle, et l'un des plus grands de tous les temps. Il est assez difficile d'en parler en France, parce qu'alors même que beaucoup de gens dans ce pays en sont conscients, combien peuvent légitimement confondre la grandeur de Leonard Cohen avec celle d'un « chanteur » même illustre, comparable à Brel, Brassens, Ferré, Barbara. Car non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, et je le dis avec un profond respect pour ce que peuvent représenter ne serait-ce que ces quatre-là en langue française. Non, car s'il s'agissait d'approcher Leonard Cohen en termes simplement génériques, on reconnaîtrait sans peine ceci : rien que l'immensité de son œuvre le range simplement du côté de la plus haute littérature qui puisse se concevoir, étant donné qu'il fut avant tout un immense écrivain : poète, romancier, philosophe, théologien mais aussi musicien et peintre.
Je ne crois pas possible de présenter un tel artiste en quelques mots, justement parce que son œuvre est colossale et qu'elle suggère avant tout une grande humilité, pour pouvoir en approcher la substance. Tout immense poète, avant même d'être lu et a fortiori avant d'être compris, est un mal entendu. Et Leonard Cohen, que cette condition satisfaisait d'ailleurs, draine avec lui le malentendu de cette rare symbiose entre la plus haute poésie et la musique, un miracle qui peut conduire à minorer l'œuvre écrite. Fort heureusement, les recueils poétiques de Leonard Cohen sont là et bien là, et laisseront encore pantois d'admiration et de reconnaissance des générations de femmes et et d'hommes qui feront l'expérience unique, en le lisant, de côtoyer un univers fascinant, un univers dense et souvent complexe à vrai dire. Car s'il y avait une seule chose à dire de la poésie de Leonard Cohen, pour ceux qui n'en auraient pas encore fait l'expérience, c'est sa subtilité, mais le mot est impropre pourtant : il s'agit à proprement parler, d'un langage crypté, sous des allures voulues de simplicité. Crypté parce qu'un texte de Cohen est toujours fondé sur une multitude de sens, comme en un palimpseste qui se déploie à mesure des lectures. Un symbolisme voulu et terriblement ouvragé. Mis à part ses chefs-d'œuvre qui se livrent d'emblée comme « The Partisan », hommage à la Résistance française, d'autres resteront des énigmes, comme « The Sisters of Mercy », « Famous Blue Raincoat », « The Guests », et tant d'autres textes ciselés dans un anglais superbe mais éminemment polysémique. Je rapprocherais volontiers cet aspect-là de TS. Eliot.
Les textes de Leonard Cohen, étudiés en classe par les écoliers anglais, canadiens ou autres, sont aussi l'objet de thèses de littérature, où on se plaît à décortiquer une langue somptueuse, un symbolisme assumé et une puissance expressive rare. Mais Leonard Cohen incarna aussi la poésie par ce qu'il représenta lui-même d'exigence. Adulé de son vivant, objet de mille et une sollicitations, il se méfiait avant tout des honneurs réservés de son vivant à un poète, dont le sacerdoce était selon lui avant tout de vivre jusqu'au bout sa vie intérieure, sa « Secret life » à laquelle il demeura attaché jusqu'au bout. C'est aussi pourquoi il tenta de se préserver toute sa vie durant, des excès de cette vie publique qui devint envahissante avec le succès planétaire qu'il connut à partir des années soixante. Cette vie publique, ce monde souvent tapageur et frivole qui s'ouvre à qui connaît la gloire de son vivant, c'est ce qu'il nommait « Boogie Street ». Et s'il fit en sorte de s'y soustraire, c'est parce qu'au centre des élans de Leonard Cohen, s'est tôt affirmée une recherche spirituelle très intense. Lui, le Juif pratiquant, auteur du célébrissime « Hallelujah », fut en quête toute sa vie durant, d'une intériorité vécue, d'une transcendance questionnée et finalement d'un détachement revendiqué, puisqu'il devint (réellement) moine bouddhiste.
Rien ne peut remplacer, au moment où Leonard Cohen rejoint les rives invisibles, de redonner simplement accès à quelques-uns de ses chefs-d'œuvre immortels. En recommandant en particulier aux lecteurs français de se tenir à l'abri de toute traduction de ces textes inégalables : c'est bien en anglais qu'il faut lire Leonard Cohen et se coltiner aux multiples sens de cette poésie. Ou plutôt, s'aider des quelques traductions qui existent, mais sans jamais s'y arrêter : comme toute très grande poésie, celle de Leonard Cohen est simplement intraduisible.
Certains textes de Leonard Cohen donnent accès à l'insondable, ils sont de cet ordre. Faire l'expérience de son œuvre, c'est sans doute s'engager dans un long chemin. Un chemin que j'ai tenté d'emprunter depuis longtemps. Un chemin forcément inachevé, et un chemin de plénitude existentielle, comme c'est le cas du très grand art.
En une spéciale pensée pour le 9 novembre 2016, élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, les mots cinglants et comme prémonitoires de Leonard Cohen en 1993 dans son poème Democracy :