Loïc Céry
Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com
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Billet de blog 13 nov. 2022

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Bach par Christian Tetzlaff : la quête de l'épure

L'intense fréquentation par le violoniste allemand Christian Tetzlaff du massif immortel des Sonates et Partitas de Bach relève du sacerdoce et de l'exigence d'un musicien en quête de la juste énonciation.

Loïc Céry
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Illustration 1

Parmi les onze versions qui m'ont définitivement marqué et que je place au-dessus de toutes les autres des Sonates et Partitas de Bach (Jasha Heifetz, Nathan Milstein, Shlomo Mintz, Itzhak Perlman, Hilary Hahn, Julia Fischer, Hélène Schmitt, Leyla Schayegh), les trois versions enregistrées à des moments clés de sa carrière par Christian Tetzlaff et en particulier celle de 2017, me semblent constituer les lectures parmi les plus impressionnantes de ces dernières années de cet immortel massif violonistique de 1720. Son enregistrement de 2017 pour le label Ondine fait désormais partie des interprétations majeures de l'œuvre.

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Discret mais adulé à juste titre, Christian Tetzlaff est bien un maître. Aussi bien dans sa carrière de soliste qu'en musique de chambre, avec le Quatuor Tetzlaff. Mais ce musicien est un artisan, au sens le plus haut du terme. Éternel insatisfait de ses enregistrements, il n'a pas hésité à reprendre à trois reprises sa vision de l'intégrale des Sonates et Partitas, à des âges différents, un peu comme Rembrandt et ses autoportraits. Respectivement à 28 ans en 1994 (pour Virgin), à 40 ans en 2006 (pour Hänssler) et à 51 ans en 2017 (pour Ondine).

Illustration 3

Une vision évolutive on le devine, et qui nécessitait cette suite chronologique. Car on est là face à une approche qui a sans cesse gagné en profondeur en ce sens précis d'une ligne épurée mais conservant de très fortes accentuations. Il s'agit plus exactement d'une quête de ce qu'en dessin on nomme l'« épure », ce trait d'élévation qui livre l'essentiel du portait. C'est ce qui m'apparaît dans la description de cette maturation qui conserve néanmoins les grands traits de sa première lecture, description qu'il livre dans le livret de son enregistrement de 2017, en ces termes :

« Jean-Sébastien Bach est un compositeur avec qui je fais un effort de grandir. J’ai beaucoup joué ces pièces, de sorte que je me sens maintenant plus libre et que je crois que je suis peut-être devenu un peu plus proche d’elles. Je ne crois pas que quoi que ce soit dans mon point de vue ait fondamentalement changé par rapport à ce qu’il était sur les enregistrements précédents, mais je suis maintenant en mesure de profiter davantage de la profondeur naturelle et de la liberté de cette musique. Et je me suis de plus en plus débarrassé des conventions qui prévalaient quand je la jouais pour la première fois. Elles incluent un vibrato uniforme pour presque toutes les notes (ce qui prive bien sûr de la puissance expressive du vibrato dans les passages importants). Ou des habitudes absurdes comme la division d’accords à quatre parties en 2 + 2 voix pour une « organisation contrôlée » - avec pour corollaire que la conversation impliquant quatre voix indépendantes ne peut pas être entendue et expérimentée, et que tout sonne comme un simple violon. Les différents niveaux de volume doivent également correspondre au contenu - ce qui signifie également piano extrême et fortissimo dans certains passages. »

Ici, la Chaconne, aussi bouleversante et profonde qu'impressionnante de fluidité est liée à une lecture de toute la première partie des Sonates et Partitas comme étant liée à la mort de Maria Barbara, la première épouse de Bach, l'année même de la composition des œuvres. Christian Tetzlaff écrit : « Selon moi, le contenu de la Chaconne est celui d’une lamentation funéraire – ou la peur de la mort ou, dans certains passages, une aspiration à la mort. Je crois qu’il ne peut être écarté d’emblée qu’un cycle conclu par Bach en 1720 puisse contenir une épitaphe pour sa première épouse Maria Barbara, décédée cette année-là. Selon de nombreux documents que nous connaissons, leur mariage, qui, comme nous le savons, a produit des enfants remarquables, a dû reposer sur une relation très étroite. En ce temps, Bach rentrait chez lui après un très court voyage professionnel pour apprendre que sa femme gisait déjà dans sa tombe. Cela a très certainement ouvert des blessures profondes. »

Voici la Chaconne par le violoniste, dans sa version de 2017 : 

Violin Partita No. 2 in D Minor, BWV 1004: V. Chaconne © Christian Tetzlaff - Topic

Christian Tetzlaff est de ceux qui savent se retirer derrière la priorité d'une exécution qui se caractérise par une très grande introspection ainsi qu'une certaine sobriété. Une économie de moyens qui n'obère pourtant pas l'accentuation de certains traits expressifs. À l'exemple de cette Fugue de la Sonate N° 1 : 

On en jugera de même dans cette captation de 2009 du Largo et de l'Allegro assai de la Sonate N°3 : 

Christian Tetzlaff plays Bach, Sonata No. 3 in C major, BWV 1005 © The 92nd Street Y, New York

Les trois versions enregistrées par Christian Tezlaff (1994, 2006 et 2017) sont caractérisées par un rejet des effets inutiles et le respect du texte dans ses moindres aspects et dans les moindres recoins des partitions. Un respect qui, on l'a vu et comme il l'a expliqué, a su se défaire des conventions inutiles, en visant une épure qui par ailleurs est marquée dans la version de 2017, par une lecture très spiritualiste de ces pièces, qui leur convient fondamentalement. Christian Tetzlaff voit dans ce vaste cycle l'office d'une prière et de préoccupations métaphysiques qui conviennent par excellence à ce que représentait le violon pour Bach, instrument proche et sensible, davantage que le clavier où domine l'aspect réflexif du contrepoint :

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« Le contenu émotionnel de ce cycle est également se reflète également dans le choix de l’instrument : par son propre son, le violon est un instrument un peu plus personnel que le clavecin. Il est un peu plus malléable, sensible, plus petit, peut sembler complètement perdu, mais peut aussi s’ouvrir assez puissamment. Pour moi, l’idée peut être émise que cette musique constitue le petit livre de prières personnel de Bach. Et le violon convient très bien à cela.

Et quelque chose d’autre est remarquable : sur la page de titre Bach a écrit "Sei Solo", qui se traduit normalement par "Six Solos pour violon". Mais son italien n’était certainement pas si mauvais qu’il ne savait pas que l’œuvre aurait dû alors s’intituler "Sei Soli". Mais le titre se lit "Sei Solo" qui, traduit littéralement, signifie "Tu es seul". C’est sûrement là un concept. Peut-être que cela me conforte dans la théorie selon laquelle, dans cet ouvrage, il évoque la mort de sa femme et se dit : Tu es maintenant seul. »

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