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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 20 mars 2023

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La pavane lacrymale des bourgeois

L'actuelle crise politique est aussi une crise du chantage à l'émotion. Évocation d'une mascarade.

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Illustration 1

C'est décidé, tout le monde pleure en ce moment, et abondamment. À en croire que le monde politique et le corps social dans son intégralité serait devenu un vaste lamentarium, on se croirait presque dans un épisode de La Petite Maison dans la Prairie. Tout le monde ? À y regarder de plus près, même s'il est un fait que depuis des années, moyennant l'américanisation croissante de la société française (aux États-Unis, on le sait, dans la vie publique et sur la scène politique, l'usage savant des larmes est une stratégie autant qu'un fait culturel), la larme est devenue facile un peu partout - signe de cette fameuse « hystérisation » que l'on décrit souvent et à juste titre -, c'est surtout en ce moment, du côté du pouvoir que le lacrymal tend à confirmer une sorte de grammaire de l'émotion exacerbée. Il y a quelques jours de cela, la députée Aurore Berger y sera allée de sa crise de larmes « sous les huées des députés de LFI », à en croire la presse de droite. Jeudi dernier, on apprend qu'Élisabeth Borne, apprenant de la bouche de Macron qu'elle devait finalement faire usage du 49-3 pour la 11e fois, aurait furtivement écrasé une larme qui devait aussi se manifester sous les mêmes huées des mêmes affreux députés mangeurs d'enfants de LFI. Le schéma est le même, et a de quoi étonner : alors même qu'on ne cesse de mettre en avant la figure de la femme de pouvoir, au moindre moment propice, voilà ressortie des tiroirs l'autre figure éculée de la « faible femme » sanglotant à tout moment, fragile devant la sauvagerie de la vie publique, évidemment représentée par LFI.

Est-on sûr néanmoins que cette vaste crise de larmes (et je n'oublie pas la crise voisine de Dussopt écarlate et le cou gonflé au bord de l'avc, fier de hurler aux LFI qu'« il n'aura pas craqué » : bel exploit), que cette préoccupante vague lacrymale qui saisit le pouvoir, ce qu'au XIXe siècle les médecins nommaient le « nervosisme », soit uniquement pathologique ? Ce lamentarium ne serait-il pas plutôt un proscenium, une vaste scène de théâtre, où des acteurs useraient des larmes comme d'un chantage à l'émotion ? Je souscris pour ma part autant à la première analyse qu'à la deuxième, car s'il n'est pas question d'évacuer le diagnostic d'épiphora (c'est le nom scientifique du larmoiement excessif et incontrôlé), il serait manifestement naïf de ne pas déceler le stratagème sous l'affect. Car à qui découvrirait comme inédite la vivacité du débat politique en France (et en particulier à l'Assemblée), il faudrait certainement rappeler ce que fut l'hyperviolence de la Chambre des députés à tel ou tel moment de la Troisième République. À qui prétendrait (je l'ai entendu) que « le monde politique d'aujourd'hui est infiniment plus violent que dans les années cinquante par exemple », il faudrait peut-être rappeler que dans ces mêmes années cinquante, les députés de Pierre Poujade (parmi lesquels un certain Jean-Marie Le Pen) se sont battus physiquement à l'Assemblée. Rappeler tout cela ne viendrait pas à bout des raccourcis ni de l'ignorance historique. En tout cas cela devrait suffire pour se soustraire à cette supercherie selon laquelle la violence en politique aujourd'hui expliquerait en soi cette vaste comédie des larmes.

Car c'est aussi donc une comédie qui se joue sous nos yeux secs. L'émotion aujourd'hui est devenue un argument, on le sait, on le voit, on le subit. J'émeus donc je suis. Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. La vie publique peut tirer parti de ce fait sociologique massif, les communicants et les politiques eux-mêmes l'ont compris. Et même si les pleurs systématiques ne fondent pas réellement un trait culturel courant en France, il est toujours l'heure de s'y rallier. Et d'en user comme outil d'un chantage insidieux à l'émotion, un concours obscène du mieux pleurant, et si j'osais, le motif de l'« émotion de censure ».

Aujourd'hui donc, en pleine forfaiture d'un gouvernement aux abois et en état de rage, les larmes reviennent, les larmes débordent. Le Président persévère, la Première Ministre perd ses nerfs. Les élus de la République devenus les émus de la République. Le peuple quant à lui n'aura que ses yeux pour pleurer à son tour : leurs corps cassés, les victimes du doux nom technocratique de la « pénibilité », n'ont pas accès aux pleurs officiels, médiatisés et édifiants. Le parti de la bourgeoisie est aussi celui de l'hypersensibilité, qu'on se le dise. Ne traitez pas Dussopt de Caliméro, ou c'est sûr il fondera en larmes. Le bourgeois sanglote, le prolétariat vocifère. L'ouvrier menace, le bourgeois construit vaille que vaille, enrichit la nation sans broncher, le cœur gros mais l'âme vaillante. La comédie est vieille comme la lutte des classes. Derrière les larmes feintes, rira bien qui rira le dernier.

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