Loïc Céry
Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com
Abonné·e de Mediapart

123 Billets

4 Éditions

Billet de blog 20 août 2022

Loïc Céry
Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com
Abonné·e de Mediapart

La magie Trevor Pinnock ou l'art de l'équilibre

De tous les « baroqueux », il est de ceux qui savent ménager approche historique et pur plaisir sonore, en cultivant un goût de l'équilibre qui fait de lui l'un des plus grands musiciens de notre temps : voilà maintenant cinquante ans que Trevor Pinnock et son « English Concert » promènent dans les musiques baroques un flegme et un charme tout britanniques.

Loïc Céry
Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Alors qu'il a aujourd'hui 75 ans, c'est volontairement une photo de Trevor Pinnock jeune que je reprends, pour évoquer celui qui, à l'époque, ressemblait plus à un chanteur des Beach Boys qu'à un claveciniste baroque. C'était alors l'époque où Trevor Pinnock devait s'imposer, avec son English Concert, pour l'un des plus brillants représentants de la génération « baroqueuse » qui a révolutionné dès les années 60/70 et durablement la scène musicale mondiale, quand ils ont tous déboulé dans les mêmes années dans un paysage figé dans ce champ : Nikolaus Harnoncourt, Ton Koopman, Jordi Savall, Jean-Claude Malgoire, John Eliot Gardiner, Christopher Hogwood, etc... Et ce, parce que je voudrais évoquer un musicien qui représente à mes yeux l'équilibre quasiment parfait dans le renouvellement de l'approche des musiques baroques, loin de toutes les surenchères dans lesquelles certains de ses collègues se sont vite enfermés (pas ceux que j'ai cités, mais d'autres), dans une exagération de ce qu'on a nommé dès lors les interprétations « historiquement informées ».

Et je voudrais parler sur pièce en quelque sorte de ce prodige de l'équilibre, par lequel Trevor Pinnock et son English Concert (qu'il fonde il y a cinquante ans aujourd'hui, en novembre 1972) se sont imposés au fil du temps parmi les plus éminents interprètes du baroque, justement à mille lieues de tout excès spécifiquement « baroqueux ». Pour cela, plongez à tête baissée dans le coffret réédité au début des années 2000 par Archiv (DG) qui reprend les différents enregistrements des concertos de Bach par Pinnock, et vous comprendrez. Et pour savoir justement sur pièces de quoi je parle : l'allegro du concerto pour clavier et cordes BWV 1052 :

J.S. Bach: Concerto for Harpsichord, Strings & Continuo No. 1 in D Minor, BWV 1052 - I. Allegro © Trevor Pinnock - Topic
Illustration 3

Ce que vous comprendrez d'emblée et dans le détail, c'est justement l'art de l'équilibre qui caractérise cet immense musicien qu'est Trevor Pinnock, entouré de ces merveilleux violonistes que sont Simon Standage et Elizabeth Wilcock. C'est par ce sens absolument indispensable pour Bach et pour tout autre compositeur baroque que ce très fin chef et claveciniste s'est toujours gardé de tout tempo caricatural ou de toute énonciation volontairement aigre, en cette lisière subtile mais pourtant perceptible où s'abolit la tentation d'en faire trop, à la faveur du service de la musique. Dans ces cas, on est hélas trop souvent dans les excès, en effet les surenchères par lesquels sans doute on se fera remarquer. Il faut dire que ces excès se sont manifestés dès le début de l'aventure de la révolution baroqueuse, avec Harnoncourt en tête et ses Brandebourgeois volontairement criards, et même si le chef allemand s'est bien vite calmé par la suite.

Personnellement, j'ai une botte secrète que je crois imparable, pour juger, dans les compilations des concertos de Bach en l'occurrence, si on est dans l'excès où le juste équilibre, celui par lequel on respecte, avec l'authenticité allouée à toute approche baroqueuse, le fin mot de la partition, non seulement ce qui est écrit, mais le profond respect de l'intelligence de certains repères cruciaux. Et cette méthode consiste à privilégier l'attention aux mouvements lents, plus susceptibles de révéler les excès ou leurs contraires. Et plus particulièrement encore, je me précipite, au contact de telles compilations, vers l'Andante du concerto pour violon BWV 1041. Je le recommande ici par Hilary Hahn, justement dans cet esprit d'équilibre loin de toute esbroufe :

Hilary Hahn plays J.S.Bach Violin Concerto No.1 in a minor BWV1041-Deutsche Kammerphil. Bremen © Bachology

S'il y a précipitation, sorte de hoquet chichiteux, là où on a affaire à l'une des pages les plus sublimes, bouleversantes des concertos de Bach, qui relève à la fois de l'andante et du largo, c'est à coup sûr qu'on est dans l'excès. Et je suis au grand regret de dire que même dans des versions récentes des concertos que par ailleurs j'ai grandement appréciées, à commencer par celles du Café Zimmermann (merveilleux ensemble), eh bien l'excès est parfois là qui ne demande qu'à poindre, une sorte de maniérisme qui ailleurs peut faire illusion mais qui là, vous explose à la figure comme une impardonnable faute de goût. Et alors vous êtes déçu, et vous devez vous résoudre à reconnaître que « même eux » ont succombé à cette sorte de fatalité de la surenchère qui si souvent caractérise les ensemble baroqueux.

Pour en avoir le cœur net, il faut alors se reporter à ce que je nomme les versions d'« équilibre » qui, sans renoncer à cette énergie, cette pulsation si particulière (par ailleurs si bien rendue par les Zimmermann), eh bien se gardent de toute exagération, pour vous livrer l'émotion pure qui mérite ampleur et haute sensibilité dans cet andante chef-d'œuvre absolu, et dans d'autres adagios ou largos. Eh bien là voyez-vous, Trevor Pinnock vous montre très clairement qu'il est de la catégorie des spécialistes du baroque qui ont TOUT compris : pas seulement un registre de l'alerte et une sorte de dentelle, mais aussi le sens des contrastes qui conduisent ces compositeurs à vous livrer dans ces mouvements lents une émotion ciselée qu'il faut respecter et savoir transmettre. Et là, excellent donc Pinnock et son English Concert, et d'autres comme lui, en particulier Neville Marriner et son Academy of Saint-Martin-in-the-fields (un autre ennemi de l'escroquerie des tempi exagérés, avec qui d'ailleurs Trevor Pinnock a fait ses débuts) et des formations plus « récentes » come le Freiburger Barockorchester surtout quand il est dirigé par l'excellent Gottfried von der Goltz.

Bach Violin Concerto in A minor, BWV1041 | Petra Müllejans Freiburger Barockorchester © Essential Classical
Illustration 6

Il faut se référer à l'excellence et l'intelligence d'un musicien de la très haute précision comme l'est Trevor Pinnock, pour ne jamais être déçu. Même constat dans ses interprétations de Haendel (concerti grossi op. 3 et 6, ou encore Water Music et les Royal Fireworks) : l'énergie certes, la pulsation certes, mais jamais l'excès ou même la caricature dans laquelle n'hésitent pas à verser certains de ses collègues dans Haendel. Ceux-là, se baladent sur un curseur qui va de l'acceptable « parce qu'il n'y a pas que l'excès » (les Zimmermann par exemple, à qui on est prompts à tout pardonner, au regard du pur plaisir qu'ils procurent par ailleurs), jusqu'à justement la caricature dans laquelle ont pu se manifester Fabio Biondi, ou le Giardino armonico dans ses pires heures, avant qu'il se reprennent fort heureusement.

La finesse, la juste expression et pour tout dire l'excellence à laquelle parvient Pinnock dans ces concertos pour clavier et pour cordes de Bach est de cet ordre, de la version qui réconcilie tout le monde, les exigeants et les déçus. Une pure merveille d'équilibre, vers laquelle il faut aller les yeux fermés et les oreilles ouvertes. Comme dans tout ce qu'a fait Trevor Pinnock et l'English Concert, jusques et y compris dans Vivaldi. Ici, c'est Bach en son écrin et son éclat : de la très haute intelligence et de la musicalité pure dans le service humble et exigeant d'une musique de génie.

Pour rester dans le répertoire de prédilection du chef britannique, examinons ses versions des concertos de Vivaldi. Peut-on expliquer pourquoi après avoir cherché LA version désirée des œuvres d'un compositeur, on a parfois le vif sentiment d'être enfin tombé sur le point d'équilibre parfait, qui rend à vos propres yeux secondaires toutes les autres interprétations, même quand on les apprécie pour autant ? Il y a là à la fois quelque chose de l'ordre de la symbiose entre ses propres attentes et un style, mais aussi quelque chose qui finalement peut tout à fait être argumenté.

Illustration 7

Et dans le cas du Vivaldi de Trevor Pinnock et son English Concert, je crois que cet argument rationnel tient justement dans le sens de l'équilibre trouvé dès qu'on a consenti à attribuer à cette pépite de la musique baroque sa forte identité organologique et stylistique. À ce moment-là donc, se sont trouvés deux ou trois précurseurs qui ont ouvert la voie et qui ont été suivis par une deuxième génération qui ne s'est pas embarrassée en revanche du sens de la mesure, pour entrer dans des surenchères tapageuses et prétentieuses. Trevor Pinnock, aidé en cela par l'excellent violoniste baroque baroque Simon Standage, a su ménager à la fois la souplesse dynamique à la précision, à cet équilibre entre l'« armonia » et l'« inventione » qui donne son nom à l'opus 8 du maître vénitien. On aura beaucoup de mal à trouver équilibre plus consommé, pour un résultat de pur plaisir : jamais on ne peut se lasser une seule seconde de ces concertos de l'Estro armonico, de la Stravaganza, sans compter la version la plus réussie à mon sens des fameuses Quatre Saisons. Les trésors d'un tel coffret sont, on le devine, nombreux.

Antonio Vivaldi 'Con molti strumenti' Concerto in C major RV 558. Trevor Pinnock. © Sergey Kuznetzov


Dans la génération suivante, seul à mon avis Giuliano Carmignola a su demeurer fidèle à cette exigence d'équilibre, tout en fleurant avec les limites d'une virtuosité extrême. Car on a souvent perdu de vue ce que Trevor Pinnock semble avoir compris comme un credo : la virtuosité instrumentale n'est jamais une fin en soi chez Vivaldi, dont la musique est quête de la lumière (la lumière vénitienne), faite de nuances, d'accents bien sûr et d'énergie, mais sans jamais perdre de vue justement l'harmonie qui doit cimenter cet ensemble. La joie, l'entrain de cette musique ne sont en aucun cas l'énervement gratuit, comme celui de Fabio Biondi. La musique de Vivaldi est elle aussi une histoire d'équilibre, d'ombres et de lumière. Car cette musique comporte sa mélancolie, et pas seulement dans ses mouvements lents.

Illustration 9

Vivaldi écrivait sa musique comme Canaletto peignait ses tableaux, avec un art consommé des nuances qui fonde la quête commune de ces artistes vénitiens de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Pour l'avoir perdu de vue, on a souvent dévoyé Vivaldi soit dans un sens d'affadissement, soit à l'inverse, dans la surenchère gratuite à la Biondi - Europa Galante. Ici, le plaisir continuel de l'écoute est une garantie incontestable que, décidément oui, on est avec Pinnock en territoire d'équilibre, et quel que soit le cycle, quels que soient les formules, du concerto grosso au concerto de solistes, on est toujours dans cette pure merveille de lumière et d'accentuation, d'intelligence, de génie harmonique, de sens du phrasé inépuisable, qui donne toute sa saveur et son immense sensualité au moindre concerto de Vivaldi.
Après un long voyage à travers les versions (où on aura pu ramener çà et là des perles, éparses), il faut poser ses valises : l'English Concert et Trevor Pinnock vous offrent le repos de la quintessence Vivaldi. Tout l'art de transmetteur de Trevor Pinnock, aussi excellent dans Vivaldi que dans Haendel.

Autre paramètre qui pourra permettre à tout un chacun de juger du service vrai de la musique assuré par Trevor Pinnock dans sa pratique : son approche de Mozart. Dans ce domaine, on pourrait s'attendre au pire, quand on a fait l'expérience malheureuse de nombre de ses collègues baroqueux arrimant Mozart à un phrasé volontairement ancien et pour cela même avare. Je ne citerai pas à titre d'exemple l'un des très grands spécialistes du baroque récemment égaré dans un Requiem de Mozart anémié, à la Philharmonie de Paris. Loin de cela, je citerai par excellence l'intégrale des Symphonies de Mozart par Trevor Pinnock et l'English Concert.

Illustration 10

L'intégrale des Symphonies de Mozart par l'English Concert et Trevor Pinnock est l’excellence même et l'une des deux meilleures que l'on puisse concevoir, derrière (loin derrière, il faut y insister) celle que Karl Böhm a enregistrée avec le Philharmonique de Berlin à la fin des années soixante pour DG (qui demeure néanmoins à mon sens la référence cardinale et indépassable en soi : immortelle merveille inégalable au sommet du Parthénon Mozart). Pour ceux qui, comme moi, pourraient avoir une peur panique de prime abord des délires baroquisants hélas fréquents, se rassurent : Trevor Pinnock connaît le sens de la mesure et est incontestablement suffisamment mozartien pour savoir que ses symphonies ne sont déjà plus les « sinfonias » baroques. Il y a donc ici réellement l'esprit allant, haletant et souvent galant des symphonies des première et deuxième période, et le tragique relatif de la troisième époque, les tempi sont enlevés, tout cela est impeccable, brillant, plaisant, sensible, poignant. Une merveille, de bout en bout.

Illustration 11

Quand on a pu être réellement marqué à vie par l'intégrale que Karl Böhm signait à la fin des années soixante, eh bien on aura beau entendre tant de gens vous la dénigrer au motif (parfaitement débile et faux) qu'elle aurait « vieilli », eh bien on doit se rendre à l'évidence que pour dire ça, il faut vraiment ne rien avoir compris à Mozart. Car le chef autrichien, virtuose de la précision, demeure à ce jour comme le plus éminent mozartien sans doute de tous les temps dont il est parfaitement inutile d'attendre qu'il puisse être déclassé par toute autre approche. Impossible. Car rien de ronflant ou de grandiloquent comme on l'a insinué, chez Böhm : la pure merveille du pur équilibre qui, quand il est trouvé, chez Mozart, vous donne la vive sensation que vous entendez cette musique pour de bon comme elle doit être interprétée (comme pour ce qui est des Concertos pour piano, avec Barenboim ou Perahia, ou Brendel : l'équilibre parfait). Et cet équilibre, Trevor Pinnock, comme à l'accoutumée de sa splendide discographie, y est en plein : ici, tout est Mozart, par des voies différentes à celles de Böhm et s'approchant de la fidélité de restitution qu'avait atteint le grand chef autrichien (s'en approchant seulement néanmoins, j'y insiste). Et même si avez encore Böhm dans l’oreille comme c’est mon cas pour Mozart, même si vous y demeurez attaché comme référence absolue, vous serez surpris d’entendre avec Trevor Pinnock l’autre version la plus convaincante des Symphonies de Mozart. Et même si Karl Böhm vous aura définitivement tatoué du signe indélébile de la phrase mozartienne, vous pourrez apprécier les mérites de Trevor Pinnock et reconnaître en lui l'un des très rares « baroqueux » à ne pas s'égarer quand il sort de son répertoire stricto sensu.

À partir du moment où éclos un tout nouveau Mozart, dans la N° 25 K. 183 ou la N° 29 K. 201, et où la musique se fait nettement plus complexe en termes d'expressivité, et souvent de gravité, le jeu « baroque » ne peut plus du tout faire justice à cette musique d'un classicisme qui sort déjà de ses gonds et tire, en ce « Sturm und Drang », vers le romantisme et vers Beethoven. Et cela, seule une interprétation qui ne se soucie plus de jeu baroquisant ou d'instruments d'époque, mais qui entre réellement dans l'âme de cette musique de l'infinie subtilité humaine, du dialogue et de l'épanchement digne des Lumières, pourra vous donner accès à ce nouvel espace mozartien. https://www.youtube.com/watch?v=NCNfwlhJmaM

Et je ne parle même pas de la trilogie finale, 39-40-41. Böhm, désolé d'enfoncer encore le clou, avait tout compris de la temporalité et des différentes dimensions de Mozart. Si vous l'écoutez, ne vous trompez pas et défaites-vous de tous les commentaires débiles : vous n'avez pas droit à une « époque » donnée ou révolue de l'interprétation, vous avez droit à l'équilibre parfait qui seul, permet de conférer son vrai relief à cette musique de génie.

Mozart Symphony no.39, fourth movement: Trevor Pinnock © Royal Academy of Music


Et justement, a-t-on accès à tout cela dans la version de Trevor Pinnock, en échappant aux étroitesses d'une approche étriquée (cf. Harnoncourt) ? Eh bien oui, étonnamment. Écoutez Pinnock, servi par une excellente prise de son : vous avez un Mozart à trois dimensions et c'est l'essentiel, le plus appréciable. Et comme avec Böhm vous accéderez ici aux aspects cruciaux, ceux du récit opératique, du dialogue, de l'introspection qui déjà porte le classicisme à ses limites. Böhm, pour cela, a procédé dans Mozart parfois à des manifestes limites : prenez sa célèbre version ultra lente du Requiem, eh bien il résiste encore selon moi et contre toutes attentes, et on ne comprend pas pourquoi, avant d'avoir examiné comment ce chef a réellement atteint dans ses enregistrements, la substantifique moelle de l'esprit mozartien, sans autre souci que le relief justement de cette musique, et surtout sans se soucier des reproches qui auraient pu lui être adressées plus tard.

Car qu'importe les instruments d'époque, qu'importe qu'il ne faille pas vibrer (dogme difficile à détrôner dans cette sorte de secte des baroqueux à laquelle Pinnock n'appartient pas mais qu'il pratique néanmoins), qu'importe de mettre un continuo de clavecin comme dans les sinfonias des fils Bach, si après tout ça on n'atteint pas l'esprit de cette musique ? Et qu'importent même des tempi parfois exagérément rapides (c'est le cas de cette intégrale, ne tournons pas autour du pot : on parfois l'impression qu'on prend le train), l'essentiel est que cette version rende effectivement justice à sa manière à une musique de l'émotion et de la fragilité à partir de sa période 1779 et de la trilogie finale approchant de la mort. Mais elle y parvient à sa manière, qui n'est encore le Saint-Graal trouvé par Böhm à la fin des années 60). Aux écueils auxquels d'autres n'ont pas échappé, Trevor Pinnock non seulement se soustrait mais comme à son habitude, dans son répertoire de prédilection, parvient à faire de l'historiquement normé sans verser dans l'excès, et en l'occurrence en respectant tout à fait l'esprit mozartien - pas tout à fait quand même : on est dans du crypto-classique mâtiné çà et là de baroque et parfois on se croirait dans Haendel. Tempi exagérés, je l'ai dit. Et pour radoter, même en se soustrayant de l'esprit baroqueux, cette interprétation ne fait pas justice au style classique, que vous trouverez éminemment chez Böhm. Il est notable de constater qu'en des options éloignées de celles de Karl Böhm, Pinnock parvient néanmoins presque à cet esprit mozartien, avec nettement moins de charme que chez Böhm. La comparaison demeure perdue d'avance. Les deux demeurent mozartiens par excellence, et les meilleurs de l'esprit de la symphonie de Mozart, mais ce qui fait la spécificité de Karl Böhm, c'est d'avoir trouvé définitivement ce point d'équilibre ou pas la moindre option interprétative ne vient contredire l'esprit intime de cette musique. En des lieux stratégiques de cet ensemble, leurs interprétations se rejoignent étonnamment, même du point de vue du tempo. Prenez en particulier leurs versions de la splendide symphonie N° 35 K. 385 « Haffner » : tout conjoint, avec ce commun sentiment d'une sorte de tension intérieure qui habite le rythme de l'Allegro, la grâce diaphane de l'Andante, etc. Ici, Böhm et Pinnock s'inscrivent dans une sorte de gémellité, avec des formations d'essences différentes mais les mêmes buts atteints. Mais demeure le charme du son du Philarmonique de Berlin dirigé par Karl Böhm, quand ici on doit toujours se convaincre, que « ça va » quand même. Tout est plus marquant chez Böhm, avec une expressivité plus avouée encore. Et ici, on essaye de se convaincre donc, mais le charme indicible de Mozart n'opère pas toujours.

Au passage, qu'on arrête de considérer que Böhm, Klemperer, Jochum... avaient somme toute une approche de Mozart trop influencée par les grosses masses orchestrales : c'est simplement faux, il suffit encore une fois et pour le redire, d'écouter cette intégrale de Böhm, le meilleur mozartien d'entre ceux-là, pour s'en apercevoir. Lui, sans nul souci de taxinomie ou d'étiquette, fait dans la dentelle, avec le Philharmonique de Berlin qui ne fut pas en son temps le pachyderme que certains veulent bien se représenter, dans leurs fantasmes claquemurés (écoutez encore Barenboim et sa seconde intégrale des Concertos pour piano, avec le Berliner Philharmoniker justement).

On notera dans la version de Pinnock, l'excellence d'accentuations données toujours à bon escient (voir la N° 33, la N° 34 : merveilles absolues d'énergie orchestrale), d'une énonciation toujours très respectueuse de l'esprit mozartien et ne cherchant jamais à regarder en arrière ou à restreindre Mozart au style galant. Incontestablement, cette intégrale restera comme l'un des deux meilleures. Pas une seconde on ne s'ennuiera dans cette merveilleuse intégrale qui mène au cœur de ces partitions découpées dans le cristal, mais ne pas s'ennuyer, ce n'est pas parvenir à l'extase. Et puis il y a évidemment la fameuse trilogie finale, celle des N° 39 K. 543, N° 40 K. 550 et N° 41 K. 551 (« Jupiter »), et alors on peut apprécier encore plus amplement l’efficacité des moyens expressifs mis par Trevor Pinnock à la disposition de ces symphonies toutes en tourments, porteuses d’une certaine angoisse souvent (notamment le sol mineur N° 40, où on apprécie autant le fameux motif pulsé si célèbre - et qui est ici restitué avec une émotion fondamentale – que l’entêtement de l’allegro assai final qui annonce déjà Beethoven). On pouvait pressentir cette concentration de moyens dès les Nos 29 et 35, dès l’éclosion de cette dernière salve qui dans la production symphonique de Mozart est si spécifique.

L'English Concert s’allie à une prise de son en diamant pour vous saisir sans que vous puissiez vous échapper à ce déluge émotionnel réservé par cette trilogie finale de l’été 1788. La « Jupiter » version Pinnock est de cet ordre, avec es tempi enlevés qui soulignent encore l’énergie et l’éminente urgence de cet édifice qui vient clore le classicisme symphonique, pour l’ouvrir pour de bon vers quelque chose d’autre qu’un certain natif de Bonne devait développer par la suite. Le maître-mot de cette version de Trevor Pinnock demeure l’énergie rythmique, qui permet de magnifiques accentuations, des crescendi si typiquement mozartien (via Mannheim), une sorte de dynamisme de la forme sonate qui innerve l’écriture de l’allegro vivace de cette symphonie énervée. Qui mieux que Pinnock, pour nous faire ressentir cette nervosité que rien n’apaise, cette sorte d’intranquillité du dernier Mozart que l’on retrouve tant dans Don Giovanni – et les tempi adoptés par Pinnock soulignent encore la théâtralité considérable de cette musique. Et Böhm, le maître, allait déjà dans le même sens d’un inapaisement et d’une théâtralité de la phrase, même avec des tempi nettement plus lents bien entendu. L’Andante de cette « Jupiter » par Pinnock est un sommet d’émotion si bien distribuée… L’English Concert ainsi conduit tricote dans le cristal, dans le Menuet et flamboie dans l’Allegro final, en un feu d’artifice émotionnel. Terminer cette splendide intégrale par cette « Jupiter » flamboyante et bouleversante, c’est plonger dans la synthèse même de l’esprit mozartien à laquelle parvient Trevor Pinnock. Et si cette intégrale ne peut faire oublier celle de Böhm (ça ne doit pas en être le but du reste), on peut depuis ces années 90 où elle a été enregistrée, parler de la deuxième meilleure intégrale, en seconde position et très loin derrière Böhm (je me répète, mais c'est volontaire).

Toutes ces nuances ayant été dites, précipitez-vous sur l'intégrale Böhm qui non seulement demeure la référence absolue, mais qui en plus de tout vous apportera l'extase mozartienne que vous vous contenterez de croiser ici, avec bonheur néanmoins. Mais le bonheur n'est pas l'extase. Et pour Pinnock par des options d'interprétations différentes, on est aussi dans le vrai, à l'image de sa version avec Maria Joao Pires, du Concerto pour piano N° 27 : https://www.youtube.com/watch?v=rEgHTQgMs3c

J'indique ici pour terminer deux remarquables émissions récentes consacrées intégralement ou en partie à Trevor Pinnock sur France Musique. Tout d'abord, l'évocation discographique effectuée par Lionel Esparza dans son émission en 2020.

Et puis la partie consacrée à « la filière britannique » des orchestres baroques, dans une série réalisée par l'excellent Christian Merlin dans son émission « Au cœur de l'orchestre » en 2020.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte