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Le concert donné par Ton Koopman le 25 avril dernier à la tête de l'orchestre de chambre de Paris au Théâtre des Champs-Élysées fut autant un émerveillement qu'une sorte de « rappel » salutaire de la substance même en quoi a consisté, il y a maintenant plus de cinquante ans de cela, la réelle révolution des « baroqueux ». Je parle d'un rappel salutaire, au moment même où les quelques malheureuses échappées de leur répertoire effectuées par certains d'entre eux ont ces temps derniers (voir Savall et quelques autres) attiré l'attention surtout sur le volet idéologique que pouvait aussi revêtir cette révolution, quand elle perd son sens initial et s'érige en dogme. Rien ne vaut donc d'être à nouveau confronté à l'art singulier de l'un d'entre eux, en l'occurrence le néerlandais Ton Koopman.
Parmi la riche génération de ces érudits du baroque pour la plupart (à la fois multi-instrumentistes, chefs d'orchestres, musicologues et souvent producteurs, comme c'est le cas), Ton Koopman est synonyme de probité. Parce que comme les autres ils fut avant tout un fondateur de formations, parmi lesquels l'orchestre baroque d'Amsterdam, l'un des meilleurs au monde, et parce que comme les autres il n'hésita pas à prendre tous les risques, au moment où la vogue n'était pas encore suffisamment avancée pour être sûr de ne pas aller à la catastrophe, contre le goût tenace des approches désuètes du répertoire baroque au sens large. Il faut se rappeler que Ton Koopman ira jusqu'à hypothéquer sa propre maison pour mener à bien, sur dix ans, une intégrale des cantates de Bach qui demeure l'une des références fondamentales en la matière. Je parlerais de probité enfin, parce que ce musicien n'a jamais succombé à la tentation de la surenchère rythmique dans laquelle certains de ses collègues ont cru bon de verser, pour se démarquer le plus souvent. En ce sens, il m'est toujours apparu come faisant partie des meilleurs conciliateurs dans le monde du baroque, à l'image de certains autres parmi lesquels je citerais Trevor Pinnock et Christopher Hogwood. Avec ceux-là, on est sûr de ne jamais se tromper. Au contraire du baron, duc ou je ne sais trop quel fût son titre de noblesse, Nikolaus Harnoncourt, exemple même de la surenchère en question.
Le concert du 25 avril 2024, Théâtre des Champs-Élysées
Orchestre de chambre de Paris, dirigé par Ton Koopman.
PROGRAMME :
Bach Ouverture de la Suite n° 4 BWV 1069
Concerto brandebourgeois n° 1 BWV 1046
C. P. E. Bach Symphonie n° 4 H666
Haendel Musique pour les feux d’artifice royaux HWV 351
Pour revenir à Ton Koopman, justement le concert du 25 avril dernier était l'occasion de se replonger à vif dans le volet musical de cette probité de musicien, celui d'un serviteur du sens de l'écriture musical, à même de faire saisir, au-delà des fausses évidences, les singularités d'un style et d'une époque elle-même infiniment diverse et pour cela même, dont les mediums d'expression méritent d'être exposés le plus clairement possible.
L'homme s'avance sur scène, de cette démarche mal assurée qu'on lui connaît depuis quelques années, démarche saccadée et large sourire. La direction de Ton Koopman est subtile, faite d'impulsions énergiques et d'injonctions à la retenue, au retrait presque où il a déjà sculpté à l'image de son approche, une formation qui n'est pas celle à laquelle il est habituée, mais qui adopte son idiome, celui d'une ligne claire et d'une division des sections de l'orchestre.
Il faudrait certainement une longue analyse pour dire combien dans le programme de ce concert, le « bénéfice » à tirer des lectures de Ton Koopman, est de permettre aux auditeurs d'entrer de plain-pied dans des langages qui ont leurs règles, et dont ces règles mêmes sont susceptibles de profiter d'univers très différenciés. Pour l'Ouverture de la Suite n° 4 BWV 1069 et le Concerto brandebourgeois n° 1 BWV 1046 de Bach, l'approche « étagée » de l'orchestre permettrait presque de toucher du doigt ce qu'est l'écriture fuguée, cette subdivision des voix d'abord simple puis qui se complexifie progressivement, jusqu'à atteindre cet entrelacement savant et vertigineux qu'ici on appréhende à la fois en termes sonore et visuel, avec sa gamme propre d'amplitude, de différenciations des timbres et de valeurs. L'orchestre de Bach, dans ses suites ou ses concertos brandebourgeois, c'est cela : mener le contrepoint en haut lieu d'un collectif des voix singulières, une écriture que l'on peut apprécier et comprendre à mesure qu'elle est épelée et articulée dans sa clarté et sa limpidité comme le fait ici Ton Koopman. Un ravissement autant qu'une leçon de musique.
En deuxième partie de ce concert du 25 avril, figurait l'une des plus brillantes Symphonies de CPE Bach, la N° 4 H666 où une fois encore la fantaisie si caractéristique du plus célèbres des fils Bach éclate partout : dans ces imprévus rythmiques qui surprennent sans dérouter, ces jeux d'harmonie et surtout cette inventivité mélodique proverbiale à ces « sinfonias » où on n'est résolument pas encore dans Haydn, et déjà dans certains accents Sturm und Drang, d'une expressivité en avance sur son temps, de plusieurs décennies au moins. Et ici, Koopman joue comme personne sur les ruptures, les effets de surprise et la langueur du mouvement lent, dans cette inventivité en effet qui me rappele que je l'avais découvert dans CPE Bach il y a quelques années, dans un cd déjà mythique des trois concertos pour flûte absolument hallucinants de virtuosité et où tout éclate, rythme, mélodie, sauts dans l'inconnu quasiment, bref, un merveille de ce style qu'on retrouvait ici.
Pour peu que vous doutiez du délice qui se jouait en cette soirée : cette symphonie N° 4 de CPE Bach par Ton Koopman à la tête de l'Orchestra della Svizzera Italiana en 2015 :
Et last but not least, ce furent les délicieux et étincelantes pièces de la « Music for the Royal Fireworks » de Haendel. J'aime la litote du programme, où sont évoqués avec sobriété les « incidents » qui émaillèrent les répétitions et le concert de l'œuvre au Green Park de Londres et 1749. En réalité, une catastrophe d'incendie, pour le coup de vrais feux et pas d'artifice cette fois, puisque le décor prévu par Haendel (qui se voulait à la fois compositeur mais aussi impresario de spectacle son et lumière) prit feu, tomba sur les spectateurs et soldats présents, et qu'il y eut des blessés, u mouvement de foule qui aurait pu être tragique, et en somme un foutoir à peine pensable. Bref, quand on en revient à la musique, cette suite ininterrompue et jouissive de coups de trompettes, de coups de timbales et d'un orchestre bondissant était évidemment au rendez-vous. Il faut d'imaginer « La Réjouissance », le climax de cette suite à la française, éclater dans tous les sens (à certains moments, j'aurais toutefois souhaité encore davantage, à la manière de l'Academy of St-Martin-in-the-Fields dirigée par Neville Marriner ou mieux encore - mon souvenir d'enfance, plaisir flamboyant des oreilles - l'English Chamber Orchestra dirigé par Raymond Leppard, enregistement mythique de 1970, dans un style pas encore tout à fait « baroqueux » ). C'est cette Réjouissance qui valut à Ton Koopman le rappel d'un public du TCE survolté, sous le charme de l'énergie communicative de ce jeune homme de 79 ans.
Un de ces concerts où, dans le sillage même du plaisir, tout est au rendez-vous dans l'intelligence de la musique, à commencer par l'indispensable « étonnement » devant les singularités stylistiques des langages du baroque. Ton Koopman, musicien au service des idiomes baroque, maître en étonnement.
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À CONSULTER : « Les grands entretiens » de France Musique avec Ton Koopman, en 2021