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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) au sein de l'Institut du Tout-Monde, des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 21 novembre 2024

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Markus Poschner, maître du relief, de l'élan et des émotions

Concert de l'orchestre philharmonique de Radio France samedi 16 novembre 2024, avec un Markus Poschner de toutes les élévations dans une Neuvième de Schubert d'anthologie, et le violoncelliste Truls Mørk excellent dans le second concerto pour violoncelle de Shostakovich.

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Illustration 1

Il est de ces concerts dont on attend beaucoup compte tenu de l’affiche proposée, tout en mettant le programme dans un coin de sa tête un peu au second plan, et en privilégiant l’envie que l’on nourrit légitimement de découvrir sur scène une célébrité du monde des interprètes qu’on aura longtemps appréciée au disque. C’est un peu ce qui m’est arrivé, je l’avoue, samedi 16 novembre en sélectionnant ce concert du philharmonique de Radio France, avec le célèbre violoncelliste norvégien Truls Mørk dans le concerto pour violoncelle N° 2 de Shostakovich, et la Symphonie N° 9 dite « La Grande de Schubert », sous la direction de Markus Poschner. Volontairement, je tairai la cochonnerie dite « contemporaine » d’une prétendue compositrice bien sûr venue sur scène pour faire applaudir son indigence par quelques snobs : j’ai choisi de ne pas me répéter sur ce blog, et mon lourd contentieux avec les dernières années (heureusement et soyons-en sûrs) de cette surenchère dans l’absurde se réglera ailleurs, en des espaces suffisants. J’ai assumé donc le premier quart d’heure de cette lamentable farce par laquelle il fallait passer, comme un mauvais remugle à subir en silence et les yeux fermés. Le vrai concert commencé, je n’ai pas déchanté, mais me suis rappelé qu’il fallait aussi assumer le choix d’un concert comportant comme première œuvre, une pièce que je n’aime pas.

Tu as voulu voir Truls Mørk et on a vu Truls Mørk

L’envie de découvrir sur scène ce violoncelliste que j’admire par-dessus tous les autres mis à part Mischa Maisky, était bien trop forte. Je savais mon peu de goût pour le second concerto pour violoncelle de Shostakovich, de cette dernière période du compositeur que je n’apprécie guère et où il s’amuse avec les frontières de la tonalité – et en somme avec les frontières de son propre talent et de sa réelle inspiration. Le dernier Shostakovich est crépusculaire, c’est aussi celui des derniers quatuors du même acabit. Je n’aime pas ce versant ludique au mauvais sens du terme, de celui qui s’était distingué notamment en symphoniste, dans l’expression des forces primaires (que l’on retrouve néanmoins çà et là – notamment dans le deuxième mouvement Allegretto – dans ce concerto volontairement « désorienté » dans son allure). Atmosphère mortifère et pathologique en général, pour un concerto écrit en sanatorium, que je n’ai jamais aimé, loin de là. Je reconnais que Truls Mørk y fut à l’avenant d’un sentiment d’inquiétude lancinant, lui qui incarna une continuelle intranquillité dans les méandres déstructurés de ces jeux harmoniques qui ne me plaisent guère. Décidément, il aurait fallu choisir un tout autre registre, pour apprécier pleinement l’expression généreuse et lyrique qui caractérise le jeu de Truls Mørk, lui que j’admire tant dans Dvorak, Brahms ou Haydn. Je ne crois pas qu’un violoncelliste puisse être apprécié das une œuvre aussi âpre, qui pose plus de problèmes qu’elle ne procure le moindre plaisir. Un Shostakovich maniéré à souhait, à mon sens au bout de son parcours, et qui s’étire dans le solipsisme, comme une corde trop tendue et sur le point de rompre. Bon, au moins j’aurai vu Truls Mørk, entendu son service humble de la musique, même de celle-là. Son bis fut du même tonneau, une pièce que je n’ai pas eu le privilège de reconnaître, peut-être encore du Shostakovich dernière manière, va savoir. Dans l’ensemble (mais il n’a rien à y voir, c’est l’œuvre), frustration de l’entendre dans ces registres criards. Je le reverrai, foi de morkien, dans un choix plus adéquat à son souffle instrumental inimitable.

Découvrir Markus Poschner sur scène, et ne pas en revenir

Le début de « La Grande » de Schubert (une de ces œuvres qui font partie de mon panthéon musical personnel, concentré de shubertitude dans le fond comme dans la forme) par un Philharmonique de Radio France de tout évidence au meilleur de sa forme, devait m’inquiéter quelque peu et pourquoi ne pas le reconnaître, m’agacer un tantinet. Pourquoi ? Eh bien parce que décidément, je suis devenu allergique à l’usage de ces « hard sticks » aux timbales, usage désormais à la mode et par lequel les chefs tentent de donner le change vers une inspiration vaguement « historiquement informée », chose rappelons-le, particulièrement débile pour la musique romantique, mais surtout parce que les baguettes dures jamais ne furent d’usage dans les orchestres du XIXe siècle. Il s’agit donc de l’un de ces vieux fantasmes d’époque, par lesquels s’est étendue comme une pieuvre cette idéologie de l’historiquement informé, jusqu’au romantisme. Donc, gros agacement, je l’avoue : Poschner était donc tombé dans cette facilité, pire, cette abdication à la mode la plus inepte. Heureusement, l’agacement fut de (très) courte durée : dès le mythique trait des cors de l’Andante initial, le souffle était là, tellement schubertien. Miracle immédiat dans cette élévation diaphane qui s’accroît soudain dans le grondement que l’on sait, pour parvenir à extraire du langoureux, l’urgence rythmique d’un Allegro qui s’impose. 

Et c’est donc d’emblée que je comprends : Markus Poschner, le chef munichois que j’ai apprécié maintes fois au disque, notamment dans Bruckner, est un démiurge. Son intégrale des Symphonies de Bruckner (éditée chez Capriccio individuellement puis Naxos - la maison mère - tout récemment en coffret), édition critique comportant les principales « versions » de ces symphonies qui comme on le sait, en comportent beaucoup, fut l'un des événements de l'année Bruckner 2024, avec le Bruckner Orchestra Linz notamment et une intelligence générale de l'énonciation brucknérienne (même si on peut trouver que toutes les versions ne sont pas forcément utiles).

#Bruckner Symphonies Complete Versions Edition: The Ultimate Collection with Markus Poschner © Naxos Music
Illustration 3

Élan communicatif, le chef est « démonstratif » diront certains, mais surtout inspirateur et sculpteur du son de l’orchestre qu’il dirige. Ici, le meilleur de l’orchestre philharmonique de Radio France : une discipline de la battue qui permet de tirer l’élan justement, de profondeurs spécifiquement liées à la tradition d’un Schubert germanique au meilleur sens, avec ces brumes qui n’entravent pas la clarté, et qui ont dû retenir l’attention de Schumann quand il découvrit le manuscrit de l’œuvre et en permit la première exécution à Leipzig en 1839 sous la direction de Mendelssohn, soit onze ans après la mort de son  auteur. Le réveil posthume de cette partition au sommet des symphonies de Schubert (avec évidemment l’ « Inachevée », numérotée huitième ou sixième, peu importe). Ici, c’est le Schubert qui va aborder son testament musical des dernières sonates, le Schubert terriblement métaphysique et chantre d’un mystère du temps, qui s’exprime dans ses repères les plus caractéristiques. Jusqu’au Wanderer, qui apparaît en filigrane dans l’Andante et sa mélodie suspendue du hautbois, reprise par l’ensemble des vents puis les cordes. Dans le premier mouvement, Poschner avait fait respirer les cordes au zéphir d’une rythmique implacable et qui rend son tribu aux marches dialectiques de Beethoven. Maintenant dans ce deuxième mouvement, le chef parvient à suspendre en effet l’élan, et à concilier le hiératisme des appels du Marcheur errant, avec le relief orchestral qu’il a savamment préparé. Magnifique. On frissonne, on est saisi. Poschner, très grand chef de notre temps, on n'en doute plus.

Schubert: Symphony No. 9 in C Major, D. 944 "The Great": I. Andante - Allegro ma non troppo. Orchestre Philharmonique de Berlin, dir. : Herbert von Karajan © Berlin Philharmonic Orchestra - Topic
Schubert: Symphony No. 9 in C Major, D. 944 "Great" - II. Andante con moto. Orchestre philharmonique de Berlin, dir. : Karl Böhm © Berlin Philharmonic Orchestra - Topic
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Le Scherzo et l’Allegro final donnent le change d’une énergie concédée – dans une économie sonore qui préfigure Mahler autant que Tchaikovsky (dans le sens de ces triomphes outrés et minés). Et cet aspect du « rire derrière les larmes » si caractéristique de ces alternances majeur / mineur qui définissent l’écriture schubertienne (telle que la dernière période en accroît les ambivalences expressives), est donné ici par Markus Poschner comme une sorte d’évidence, une grammaire des émotions que le chef anime au plein sens du terme auprès de l’orchestre. Extraordinaire, on est en 1825, trois ans avant la mort de Schubert, et on vit là l’un des sommets de sa réflexion ontologique sur la création, le destin et le temps. Les mélodies étirées prennent sous cette direction, des allures de creusets spirituels. Le miracle opérait. Dix minutes de rappel de la part du public parisien. Et un moment suspendu de grâce et d’élan, de confiance et de pur lyrisme.

Schubert: Symphony No. 9 in C Major, D. 944 "The Great": III. Scherzo. Allegro vivace. Orchestre philharmonique de Berlin, dir. : Herbert von Karajan © Berlin Philharmonic Orchestra - Topic
Schubert: Symphony No. 9 in C Major, D. 944 "The Great": IV. Finale. Allegro vivace © Berlin Philharmonic Orchestra - Topic

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