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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) au sein de l'Institut du Tout-Monde, des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 22 mars 2025

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Alexandre Kantorow et John Eliot Gardiner : somptuosité de Brahms, éclat de Dvorak

Un concert absolument sublime vendredi 21 mars à l'Auditorium de Radio France, avec Alexandre Kantorow et l'orchestre philharmonique de Radio France dirigé par John Eliot Gardiner, dans le premier concerto pour piano de Brahms et la symphonie N° 6 de Dvorak.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

À l'image du présent billet, mes chroniques musicales seront dorénavant publiées à la fois ici et sur mon site spécifiquement musical, loiccery-musique.com qui regroupe désormais l'ensemble de mes chroniques de concerts, d'enregistrements et autres analyses musicologiques. Ainsi, la présente chronique est à retrouver sur le site, à cette adresse.

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Illustration 2

Quand « l’un des concerts les plus attendus de la saison » (selon la formule consacrée que j’aime employer, surtout quand j’ai une place) en vient à tenir toutes ses promesses, au-delà même des attentes qu’on en nourrissait, quel bonheur… Et quand à l’issue du concert en question, à la faveur de l’une de ces séances de dédicaces dont on redoute qu’elle soit faite à, la chaîne, il se trouve que vous avez l’occasion d’échanger quelques mots agréables et précieux avec le soliste, eh bien que dire, la cerise sur le gâteau, le bouquet sur le Steinway, la petite fierté égotiste en plus de cet état d’apesanteur dans lequel vous précipite tout concert aussi accompli. C’était donc le cas pour moi vendredi 21 mars à l’Auditorium de Radio France, pour le premier des deux concerts donnés par Alexandre Kantorow avec le Philharmonique de Radio France dirigé par John Eliot Gardiner. On se redit, devant un tel niveau et une telle ferveur, que décidément, on a bien de la chance de compter parmi la jeune génération elle-même si phénoménale des musiciens français, un pianiste aussi exceptionnel, dont on a déjà vanté l’immense talent, certes. Je crois que l’ensemble du public était sur un petit nuage après l’événement, avec quatre rappels et deux bis. Nuit magique, nuit brahmsienne, nuit kantorowienne, bonheur d’être. Avec en plus un ORPF en très grande forme et un John Eliot Gardiner surprenant d’ampleur dans un répertoire qui n’est pas le sien.

LE PODCAST DU CONCERT, SUR LE SITE DE FRANCE MUSIQUE

BRAHMS EN POÉSIE ET EN RELIEF

Pour avoir vécu en novembre dernier une magnifique version de ce premier concerto pour piano de Brahms par András Schiff, on se dit que décidément les approches peuvent se suivre sans du tout se ressembler. En novembre déjà dans cet auditorium, c’est une version marmoréenne que livrait le pianiste hongrois de ce concerto symphonique, cette musique d’une amplitude des sentiments, de la passion à la tentation du retrait, une œuvre hantée comme on le sait par la mort récente de Schumann et la relation « autocensurée » en quelque sorte du jeune Brahms avec Clara Schumann. Ici, une démonstration de la puissance inouïe de ce jeune pianiste adulé et multiprimé, mais qui mérite surtout qu’on soit réellement attentif à ce qu’il déploie. Je voudrais dire avec le plus de précision que possible ce qui me frappe dans le jeu d’Alexandre Kantorow en général, puisqu’en vertu comme d’une sorte de précipité chimique, cette version époustouflante du concerto de Brahms donnait l’occasion d’apprécier au centuple l’une des facettes de ce jeu simplement exceptionnel.

Car devant une telle musique, finalement deux attitudes sont possibles entre autres : la version tout en force (voir Grigory Sokolov ou encore le jeune Barenboim avec Klemperer, peut-être maîtres-étalon de ce déferlement très romantique et en l’espèce, très convaincants), ou le retrait volontaire, la distanciation justement de l’ordre de l’interprétation d’András Schiff que je nommais (choix nettement plus rare mais néanmoins parfois pratiqué).

Brahms Concertos pour piano, Alexandre Kantorow J EGardiner Orchestre Philharmonique de Radio France © Radio France

Dire qu’Alexandre Kantorow est du côté de la force et d’une expressivité exacerbée serait pourtant ne pas rendre justice à la spécificité de la modalité de sa puissance expressive. Car quand on a dit ça, finalement on n’a rien dit, même si on a reconnu là une grande famille d’interprètes, susceptibles de transmettre avec bonheur et efficacité toute l’ampleur d’expression qui se love dans cette écriture où l’orchestral et le pianistique se fondent en une matière sonore généreuse. Non, car il reste à dire l’essentiel. À savoir, que la puissance expressive d’Alexandre Kantorow n’est pas une question de volume, mais de nature : ici, rien n’est outré, mais chaque accent, chaque attaque est ciselée dans une précision totale, mais dont le vecteur est la force d’énonciation. En somme une force tout en clarté.

Une conciliation des contraires certainement, en tout cas une force qui ceint un soin extrême apporté à la moindre inflexion, et où le moindre accord trouve à la fois une limpidité extrême et les moyens de retenir l’attention dans le détail. C’est pourquoi je n’identifie pas ce jeu conciliateur d’Alexandre Kantorow à la moindre « performance » : ce pianiste n’a jamais été dans la « démonstration » justement, parce que chez lui la puissance d’expression sert une lecture soucieuse de probité.

Dans ce Brahms aux accents si passionnés, cette alliance et ce service de la musique font des merveilles et des miracles. Le Maestoso n’a jamais si bien porté son nom, avec son entrée placide du soliste, qui cède le pas à des accentuations plus « inquiètes », le pianiste habitant l’intranquillité du second thème avec une intimité confondante, justement parce que, pour le redire, elle s’allie à ces brusques soulèvements qui sous ses doigts, sont littéralement fulgurants (trilles serrées, descentes chromatiques vertigineuses). Dans cette grammaire si équilibrée, on apprend à notre tour à habiter une intensité intelligente, en cela qu’elle vous fait entendre, à voix haute, une parfaite élocution pour dire la violence, la défaite des sentiments contradictoires, la frustration et les élans contraires – tempête sous un clavier, pour paraphraser Hugo. Et l’étonnement Gardiner pour moi avait commencé dès la longue introduction orchestrale, car pourquoi ne pas avouer que provenant de l’illustre baroqueux aux obsessions « historiquement informées », je craignais une maigreur, voire une aigreur qui pourtant n’eurent jamais cours. Au contraire, tout était là en matière d’ampleur, de générosité des timbres, enfin tout ce qu’on attend d’une grande interprétation romantique. Je ne saurais dire en l’espèce si elle est « révolutionnaire et romantique », en tout cas Gardiner parvenait ici à la sacro-sainte clarté qu’il recherche dans ces répertoires, sans transiger avec la masse orchestrale, et cette sensation de submersion de l’orchestre brahmsien, en proie aux vents et aux houles impétueuses. La proverbiale obsession du détail, l’extrême rigueur de la battue débouchaient sur une précision à l’unisson du soliste. Bien sûr, les « hard sticks » des timbales n’auront échappé à aucun regard ou aucune oreille avisée (au détriment des baguettes souples), mais peu importe : on peut accorder au baroqueux la coquetterie de cette petite facétie légèrement anachronique (je le maintiens et saurais le démontrer, mais la question n’est pas là pour aujourd’hui), si comme ce fut le cas, les timbales en question étaient maîtrisées avec, encore une fois, cette précision qui emportait l’orchestre tout entier.

Illustration 4

Je consacrerai à l’avenir un portrait musical au jeune violon solo du Philharmonique, titularisé au début de la saison, l’excellentissime Nathan Mierdl, également prodigieux chambriste (à qui Classica consacrait un article en janvier dans son avant-dernier numéro hélas) et qui, à la proue du navire en ce vendredi, menait son office de Konzertmeister avec une grande classe. Il fut l’auxiliaire le plus efficace de Gardiner, et le chef de troupe le plus inspirant qu’on pouvait espérer.

L’Adagio, havre des chuchotements d’une sensibilité blessée, trouvait en Kantorow le chantre d’un éthos de la retenue et de la transcendance. Brahms tout en intimité, en poésie et en spiritualité, car l’inspiration de ce deuxième mouvement est de cet ordre, on l’a dit (noté sur la partition : « Benedictus qui venit in nomine Domini »). Ce Brahms d’une élévation d’approche et en transcendance, tout comme dans son récent enregistrement Brahms / Schubert : Alexandre Kantorow distribue une tension où tout est interrogation, postulation et recherche d’un équilibre quasiment religieux. Si je disais « pianiste funambule », je tressaillerais de ma propre niaiserie en reprenant un vocable éculé, je préfère donc voir dans cette sorte de bulle entretenue dans ce deuxième mouvement, la transcription par le musicien, de cette notion même de « havre », atteinte par un touché d’une infinie délicatesse. Pianiste-poète, ça c’est sûr et largement plus pertinent, pour qualifier cet exercice où la musique se crée sous nos yeux comme un acte sacré, et réside pour quelques minutes à l’horizon mauve d’un refuge du mal-être foré dans la transcendance. Le poète est guide dans ce périple.

Le Rondo devait renouveler l’alliance entre un orchestre nerveux au bon sens du terme, et un pianiste qui savait aussi réaliser cette joie simple du jeu. Le caractère enjoué de ce dernier mouvement avait comme des accents de cohésion structurelle avec l’ensemble du concerto, ce pianiste déployant les moments d’une architecture parfaitement dessinée. Et Gardiner permettait de clore dans l’énergie et un certain panache ce moment suspendu, celui d’un Brahms servi avec intensité, sincérité et fidélité.

Le public, infiniment reconnaissant et qui le faisait savoir, se voyait gratifié de deux bis par le pianiste : la deuxième Romance op. 28 de Schumann et en ce jour anniversaire de Bach, le choral Ich ruf zu dir. Bonheur complet, inutile de le préciser – et on s’en rendra compte en écoutant la captation par France Musique.

DVORAK DE TOUS LES SOUFFLES

Que de couleurs orchestrales contrastées, que d’élans et que de fulgurances dans cette Sixième Symphonie de Dvorak. C’est tout à l’honneur de John Eliot Gardiner et du Philharmonique de Radio France que de nous proposer cette œuvre nettement moins jouée que la fameuse trinité que constituent les trois dernières symphonies (7-8-9) d’un compositeur dont l’œuvre symphonique ne commence pas avec la septième, loin s’en faut. Et personnellement j’ai souvent été assez consterné qu’on insiste tant sur l’héritage brahmsien et évidemment beethovénien de Dvorak, non pas qu’il faille le nier ou le minorer (on aurait bien du mal, à écouter ces rythmes syncopés, ces grandes masses orchestrales qui évidemment viennent de Brahms, et on ne pourrait pas nier l’empreinte autant que l’hommage à Beethoven dans son écriture), mais il me semble qu’on n’insiste pas assez sur le fait que ces héritages manifestes sont tout de suite reformulés d’une manière si originale que pour de bon, on a affaire à quelque chose d’éminemment nouveau. Et d’ailleurs même dans l’« agencement » de ces influences si revendiquées qu’elle en viennent à ressembler bien à un double hommage, comme par exemple ces amorces à la fois de l’Allegro initial et de l’Adagio, sur de petites cellules thématiques énoncées par les vents avant d’être immédiatement développées par les cordes.

Illustration 5

C’est là, je l’avoue, que j’ai été surpris. Pas par la précision, pour le répéter, de Gardiner, réputé pour cette qualité. Mais par l’immensité de l’ampleur qu’il était capable d’insuffler au Philharmonique. Je m’explique : même en acceptant l’idée que lui-même avait exprimée au micro de Jean-Baptiste Urbain sur France Musique à la veille du concert, de la recherche d’un idéal de « transparence », je n’étais absolument pas rassuré initialement. D’abord parce que c’est ce que tous les baroqueux prétendent en s’emparant d’un répertoire qui n’est pas le leur : ils veulent y insuffler de la transparence. Et ce même en sachant tout le travail accompli par Gardiner avec son Orchestre révolutionnaire et romantique (bilan hautement problématique néanmoins à mes yeux). Donc quand ils disent cela, je me dis toujours que si c’est pour nous emmerder avec leurs instruments dits d’époque dans une démarche en fait anachronique, ce n’est pas la peine.

Parce que, pour redire une évidence que tout le monde devrait comprendre : l’orchestre romantique regarde l’avenir et pas le passé, et aucun compositeur romantique ne fut satisfait des instruments ni des effectifs dont il disposait – allez voir leurs correspondance, c’est sidérant et manifeste. Donc là, disposer du Philharmonique de Radio France, ça a déjà l’avantage de retirer au baroqueux ses jouets favoris, même si il peut encore faire le joli cœur avec ses « hard sticks ». Donc premier obstacle levé. Maintenant, pour revenir à la revendication de transparence, elle ne saurait être recevable en soi, sauf encore une fois à rejoindre les réflexes idéologiques faciles de ces messieurs. Car s’il s’agit de faire ce que Sawallisch (lui qui pourtant n’était pas un baroqueux à proprement parler) avait fait dans les symphonies de Schumann , là non plus ce n’était pas la peine : une transparence, certes, mais au prix d’un gommage manifeste des brumes, indispensables à cette musique. Et indispensables de la même manière, et ô combien, à Brahms. En somme, si vous retirez la langueur de la masse orchestrale, parfois sa volontaire pesanteur, à ce répertoire, vous vous fourvoyez, et voulant « dégraisser », vous devenez un interprète anorexique et imposez votre pathologie au public. Mais justement, en ce vendredi béni (par l’anniversaire de Bach, il faut le croire), Gardiner se gardait bien de la moindre approche ressortissant à l’idéologie interprétative qui est le versant sombre du mouvement baroqueux. Il mettait au service de la masse, une haute précision des différents pupitres (un peu ce que parviennent à accomplir à la fois Mikko Franck et Klaus Mäkelä), de sorte que ce qui en résultait était un effet global sinon de « transparence » (le mot me paraît piégé), en tout cas d’un grand éclat d’énonciation, allié à une puissance sonore. Si pour le concerto de Brahms, cela était à l’avenant du subtil alliage utilisé par Alexandre Kantorow, pour cette symphonie de Dvorak, le bienfait était manifeste à chaque instant.

Les véritables « séquences » thématiques de l’Allegro tenaient dans ce travail délié des pupitres, une efficacité singulière avec le répondant en force de l’orchestre, un ravissement presque ludique et auquel personne ne pouvait résister. L’Adagio touchait aux brumes romantiques très brahmsiennes justement, et rien en l’espèce ne pouvait y ressembler à de la maigreur, à du « light », de l’allégé dans les timbres, au contraire. Quand venait la danse tchèque du Scherzo, ce « Furiant » Presto tout en syncopes qui fit si peur au Philharmonique de Vienne auquel la composition était destinée, l’orchestre devenait l’instrument diversifié d’un même élan, d’une mobilité irrépressible, avant un Finale tout en volume. Là, l’alliance des qualités de haute précision et de respect de la masse, créait la possibilité d’un ravissement sonore, comparable au Brahms des danses hongroises, mais qui en l’occurrence parlait le vrai idiome d’un Dvorak de tous les souffles. Gardiner se montrait sous son meilleur jour pour ce retour sur les scènes de France : celui d’un musicien qui sait renouveler son rapport à la musique dans l’intention de la servir, comme il le fit toujours, avec abnégation, intuition, précision et éclat. Le public parisien le remerciait vivement de cette démonstration d’une renaissance tangible, au service de la beauté.

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