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À partir de 1677, le Teatro Sant'Angelo devient à Venise l'un des théâtres populaires les plus prisés, l'un des nombreux écrins des opéras à succès de l'époque. Le lieu va faire office de rendez-vous couru de tout ce qui se fait de nouveau de la scène vénitienne, mais aura aussi les allures foutraques d'une cour des miracles, « baroque » en diable, entre cirque et opéra. C'est à un certain nombre de compositeurs qui gravitaient autour du Teatro Sant'Angelo qu'est consacré le dernier album en date d'Adèle Charvet et de ses amis du Consort (les irremplaçables Théotime Langlois de Swarte, Sophie de la Bardonnèche, Justin Taylor etc., ces excellentissimes jeunes musiciens français dont je ne dirai jamais assez de bien - chacun de leurs albums est simplement une merveille). Un album d'une intelligence musicale et d'un raffinement rares, d'un certain humour aussi, conçu pour célébrer la musique-champagne des airs typiques de l'opéra italien de ce temps.
Vivaldi, qui avait tenu lieu avec son père vers 1705, quasiment d'impresario du théâtre, est présent ici comme il se doit, mais aussi quelques-uns de ces compositeurs aujourd'hui en grande partie oubliés : Chelleri, Ristori, Porta, Gasparini. Avec des airs parfois enregistrés pour la première fois, les merveilleux musiciens du Consort confirment combien ils ont su mettre leur pas (depuis quelques années déjà : chacun de leurs albums est de cet ordre) dans ceux de leurs glorieux aînés, les William Christie, Jordi Savall ou JE. Gardiner, en alliant à leur excellence musicale, une vraie démarche musicologique : dénichant, découvrant, redécouvrant et enregistrant en premières des partitions oubliées dans les bibliothèques et fonds musicaux liés au baroque. Voir ces musiciens sur scène peut vite devenir une drogue dure : rien aujourd'hui en France dans le monde de la musique, ne respire davantage le talent, l'énergie, l'exigence, le simplicité et l'élan de toute une génération simplement exceptionnelle dont j'ai déjà beaucoup parlé par le passé.
Pour entendre Adèle Charvet et Justin Taylor présenter cet album magnifique :

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Que dire de la voix d'Adèle Charvet ? En tout cas que puis-je en dire quant à moi, sans tomber dans les excès dithyrambiques qu'on me reproche souvent (et que je cultive soigneusement, pour cette raison même) ? Je crains de devoir encore entrer dans mes chers excès, pour le grand agacement de certains. Je ne peux qu'approcher, personnellement et pour moi-même, par devers moi-même et tout à fait individuellement en ce qui me concerne, pour moi en somme... la raison du plaisir sans nom que je prends à écouter ces airs chantés par elle. Et pour le dire, je ne peux m'empêcher de faire intervenir le souvenir, voilà déjà quelques années de cela, du fameux Album Vivaldi de Cecilia Bartoli. J'avais fait partie de ceux qui n'y trouvaient pas tout à fait leur compte, autant le dire carrément. Le nervosisme des roucoulements de Cecilia Bartoli me fatiguait au bout de quelques minutes (mais alors vraiment, au point de devoir recourir au paracétamol). Comment expliquer qu'ici au contraire, dans des airs du même répertoire, tout est plaisir, luxe, calme et volupté, et justement sans cette touche d'énervement vocal de la diva italienne ? Je crois avoir trouvé le terme, après m'être repassé 5 fois tout l'album reçu ce matin. Et ce terme, c'est le « velouté » de cette voix, chose très rare dans ce répertoire. Tout est directement en place dans chaque air, mais tout respire, s'articule, se développe « naturellement ». Tout monte vers des cimes, descend en suggérant des abysses de l'âme, en tout cas une mélancolie avouée. Et c'est cette sensation de naturel dans ces trajets-là que je nomme velouté. Je devrais plutôt dire « velouré », en risquant le néologisme. Il y a du velours dans « Astri aversi » de Chelleri, dans « Il mio crudele amor » de Gasparini ou dans « Quel pianto che vedi » de Ristori : tout ce qui est abordé par Adèle Charvet ici a la régularité de douceur mais aussi les ondoiements et la subtilité du velours. Alain (le philosophe) a cette phrase souvent citée : « Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. » Par conséquent, même le Vivaldi que j'entendais voilà des années donc, chanté au bord de la crise de nerfs par la Bartoli (il paraît qu'il faut dire « Chechilia » : décidément, je ne suis pas fait pour ça), tout donc de Vivaldi en cet album a goût de ce clair-obscur dont il était le maître. Entendre Adèle Charvet ici, c'est entrer dans le coin d'un tableau de Canaletto, juste dans un coin ombré du tableau, en approche de la pleine lumière, en contemplation des miroitements de la clarté du ciel dans l'eau. Quel bonheur, vraiment quel bonheur de tous les sens et de tout l'être, que celui qui est donné par cette voix. C'est un peu comme si la plénitude vous invitait, désarmée et accueillante, à un bal à peine masqué. Tout ceci n'est pas envisageable à la seule faveur de la maîtrise technique, et on est là dans une quintessence. « Ah non so, se quel ch'io sento » par Adèle Charvet avec en fond, le clavecin suggéré et diaphane de Justin Taylor... comment dire ? Ça n'a pas de prix, ça a goût de bonheur, voilà tout.
Alors oui, la mezzo-soprano avait déjà à son actif de très beaux albums. Mais là... Là... Quelque chose s'est passé, un don de grâce et un avènement d'âme ont opéré spécialement en un enregistrement qui tient du miracle. La voix de la chanteuse a atteint je crois une richesse, une densité et une variété de couleurs accrue, et l'émotion transmise s'en ressent, immanquablement. Et que dire de cet accord avec les musiciens-joyaux du Consort, sinon qu'il est vraiment un accord... parfait.
Tout ceci est un immense privilège : être contemporain de tels enregistrements en France, pouvoir applaudir ces jeunes gens en concerts comme j'en ai eu la chance il y a quelques mois à peine à l'Auditorium de Radio France, et comme je le referai dès que l'occasion se présentera. J'avais eu tant de fois l'occasion de dire mon admiration pour la qualité de la jeune génération des musiciens français, ici par exemple.
Pour la version en ligne de l'album, sur la chaîne YouTube du Consort :
Et sur le site d'Alpha Classics.
Guérissez-vous des grandes chaleurs, des morts inexpliquées et des horreurs qui se jouent actuellement dans les déserts d'Afrique du nord où l'on tue des enfants et leurs parents. Guérissez-vous en somme de l'accablement général : écoutez cet album d'Adèle Charvet et du Consort. Aucun autre remède, et vous vous souviendrez de Nietzsche, « Sans la musique, la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil ».
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