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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) au sein de l'Institut du Tout-Monde, des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 24 octobre 2024

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Soutien fervent à la lutte pour la dignité en Martinique

Rodrigue Petitot, Aude Goussard et Gladys Roger : dans la rectitude de leur combat, ils nous rappellent que rien n’est immuable dans l’histoire des peuples, et surtout pas les logiques de domination qui se survivent à elles-mêmes selon les superstructures hégémoniques d’une économie de comptoir. Un peuple qu’on humilie, qu’on affame et qu’on méprise, un jour se lève et va au-devant de son destin.

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SOUTIEN INTÉGRAL, INDÉFECTIBLE ET FERVENT À RODRIGUE PETITOT, AUDE GOUSSARD ET GLADYS ROGER DU RPPRAC DANS LA LUTTE ACTUELLE EN MARTINIQUE

Illustration 1

Il est des moments où, subitement, on se trouve rattrapé par l’histoire. Et ne croyez pas que vous pourrez prévoir ces moments : vous ne serez jamais en mesure de prévoir l’imprévisible historique. Quand cet imprévisible s’incarne dans un mouvement social d’une ampleur sans précédent, dans une île aux prises avec un système multiséculaire de domination, il vaut mieux pour chacun avoir bien réfléchi, en amont, pour ne pas être à son tour emporté par le tourbillon – celui de l’indistinction et des analyses à la petite semaine que l’on voit se multiplier et déferler depuis quelque temps à propos de la situation martiniquaise. La Martinique est en proie depuis plusieurs semaines à « un mouvement social contre la vie chère » (pour le dire à titre générique) qui ne va pas s’apaiser, après la signature d’un accord largement insuffisant intervenu il y a quelques jours de cela à la Collectivité territoriale de Martinique, entre les représentants de la grande distribution, le préfet et les élus locaux. Au moment de toutes les accélérations potentielles de désinformation accentuées par la lessiveuse des réseaux sociaux, aujourd’hui les trois acteurs par lesquels la mobilisation des Martiniquais a pu s’opérer depuis début septembre, sont en train d’être progressivement discrédités de toutes parts.

Rodrigue Petitot (dit « le R »), Aude Goussard et Gladys Roger sont actuellement les cibles de tous ceux qui, soit n’ont pas réalisé de quoi il est question, soit en sont consciemment complices. Je veux leur dire mon soutien total.

 J’ai hésité à mettre en ligne ces quelques mots, au risque de prendre part à la vaste surenchère à laquelle on assiste actuellement autour de cette situation, de ses enjeux et à propos d’un mouvement social en cours. Une surenchère qui s’ébroue sur les réseaux dits sociaux, là même où ce mouvement social a commencé d’ailleurs – juste retour de bâtons s’écrieront certains. Il était prévisible que ces trois personnes finissent par être visées, pour leur engagement et les risques très concrets qu’ils encourent, dans un pays où dominent les rapports de force induits par l’imperium colonial et où sévit une corruption endémique.

Après sept tables rondes menées sous l’autorité de la CTM, on mesure concrètement que les quelques avancées qui ont pu être obtenues l’ont été grâce à la mobilisation populaire relayée par le RRPRAC et ses dirigeants. Serge Letchimy, président de l’exécutif de la CTM (et qui a eu le mérite fondamental d’organiser ces tables rondes) a lui-même reconnu que les avancées concédées par l’֤État en matière de continuité territoriale au terme de ces consultations, constituent des mutations qu’il n’avait jamais vu venir en plus de trente ans de vie politique. Tous ceux qui ont pu suivre ces tables rondes retransmises sur les chaînes YouTube de la CTM et du RPPRAC (via des captations réalisées par KMT) ont pu juger du détail de négociations au cours desquelles ces dirigeants du RPPRAC ont été attentifs aux tenants et aboutissants d’une situation bloquée, faite des intérêts croisés des patrons de la grande distribution constitués en réel oligopole.

Suivre ces débats, cela aura été la possibilité pour qui ne le saurait pas, de prendre connaissance de la situation d’un colonialisme archaïque, les grands groupes békés maintenant une structuration commerciale à peine imaginable « dans l’Hexagone », où la concurrence s’annule, où se perpétue le vieil Exclusif colonial et se renouvellent les données de la domination du peuple martiniquais. Ce peuple dont les dirigeants du RPPRAC disent bien qu’ils représentent « une partie », n’ayant ni dans leur discours ni dans leurs pratiques, les visées antidémocratiques qu’on leur prête. Il suffit pour cela, de les écouter et pouvoir en juger objectivement, pour ne pas se laisser avoir par la campagne de dénigrement qui est en train de s'abattre sur eux. Rodrigue Petitot le répète : « Nous appelons à une mobilisation pacifique, je le redis, et je condamne toute violence. » Mais apparemment il a beau le dire, certains ont décidé de le faire passer pour un dangereux individu.

Les membres du RRPRAC invités de Canal 10 en Guadeloupe. © Canal 10 Television / Radio

 Alors que la crise est actuellement en train de redémarrer, ces membres d’un mouvement associatif se voient vilipendés par certains. « Voyous », entend-on. Pourtant, la casse ne provient pas de mots d’ordre de Petitot, Goussard ou Roger, au contraire, eux qui n’ont cessé d’en appeler à une mobilisation pacifique, et qui ont eu comme seule réponse la répression policière de la CRS 8 – les CRS marquant leur grand retour sur l’île depuis les émeutes de décembre 1959. « Irresponsables », lit-on. Pourtant, ces dirigeants ont répondu à toutes les sollicitations qui leur ont été signifiées, en amont des tables rondes officielles, et ne se sont jamais soustrait pour porter les revendications de tous. « Dangereux », met-on en garde. Pourtant, rien ni dans le comportement ni dans les déclarations de ces trois dirigeants, qui ait été de nature à envenimer la situation et à radicaliser la mobilisation populaire. Le problème, dans ces accusations, est ailleurs. Il provient de l’un des effets de ce que ce mouvement dérange : une complaisance collective devant la perpétuation, décennies après décennies, d’une situation objectivement scandaleuse, le pourrissement des données de ce qu’en 2009 le LKP avait nommé la « profitasyon ». Dans une société où chacun s’est résigné à ne plus rien dénoncer, à ne plus rien risquer de déranger dans cette perpétuation du pire, celui qui ose parler se verra accusé de tous les maux.

 Mais de qui donc les dirigeants du RPPRAC sont-ils les porte-paroles ? Jadis, on parlait des « classes laborieuses » (réputées dangereuses), aujourd’hui dans un pays où l’assoupissement de chacun est un pari de la puissance coloniale, ces centaines de milliers de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté en Martinique, ou côtoyant de près ce seuil en ne parvenant plus à se nourrir décemment, sont les grands invisibles d’une société de l’ultra-visibilité. Une société où, mimant les pires travers de la société de consommation, la classe moyenne se dissout dans une course à l’apparence des signes extérieurs de réussite sociale. Une société où, moyennant de forts taux d’endettement individuels (les dossiers de surendettement y sont en hausse permanente), il est devenu vital de montrer ce que l’on a pour se rassurer sur ce que l’on est, et surtout de prouver à son voisin que non, on n’appartient pas à cette masse de la population depuis si longtemps paupérisée, et aujourd’hui en certains lieux, en proie avec une des problématiques approchant de la malnutrition. Une société en vieillissement accélérée, les jeunes Martiniquais fuyant massivement une « situation bloquée », comme en faisait déjà le diagnostic Édouard Glissant en 1981 au tout début de son Discours antillais. Car depuis ce diagnostic, on serait tenté de dire que rien n’a changé, mais dans la réalité, sur les mêmes fondements, tout a largement empiré. Il serait inutile ici de rappeler ce qu’on trouvera à foison ailleurs en termes d’informations fiables sur le niveau de pauvreté, sur les inégalités sociales vertigineuses entre le quart de la population appartenant à la fonction publique et qui à ce titre émarge à 40% de plus pour les salaires, et les autres, du secteur privé, prenant de plein fouet cette foutue vie chère.

 La stratégie du RPPRAC a été, lors des négociations effectuées, de se focaliser sur les problématiques de vie chère. On pourra leur rétorquer que le malaise est politique, institutionnel. Et on aura raison, certainement. Le constat de ses dirigeants pourtant est imparable : la citoyenneté française des Antillais, pour être officielle, s’arrête net quand il s’agit de la possibilité de s’alimenter correctement. Alors, pour le reste, ce sera forcément après. L’urgence, quand des enfants se mettent à chaparder les morceaux de pain qu’ils récupèrent à la cantine pour en ramener chez eux (une réalité aujourd’hui en Martinique), c’est d’abord de se nourrir, et d’exiger de l’État français qu’il mette fin à ce scandale. Mais quelle citoyenneté visent les dirigeants du RPPRAC ? Celle de ces gens qui ne parviennent plus à se nourrir correctement, ou celle de la classe moyenne, pour qui ces « autres Martiniquais » sont devenus des ombres tout au plus ? Ce pays, à vrai dire, est en voie de zombification : personne ne veut voir la misère qui s’accentue, les jeunes qui s’en vont, les terres objets d’une spéculation folle, etc. S’illusionner aura toujours été la fuite en avant la plus courante dans les plus vielles colonies françaises. Quand on ne veut pas voir, on ne voit pas, on préfère faire vrombir les gros moteurs Mercury sur les plages du sud. C

ette Martinique-là, ombre d’une ombre, pays-postiche, pays fier de sa propre consomption dans la déliquescence de son corps social, se noie en se voilant la face. Alors, qu’entend-on provenant des beaux esprits épris de mots creux ? « Il faut faire pays ». La belle affaire. Quand on dépend des minimas sociaux et qu'on n'a plus un sou additionnel en poche devant des prix simplement impensables, il est bien joli, ce slogan pour esprit acclimaté et poches pleines. « Faire pays », cela signifie surtout : assurer sa petite trajectoire personnelle, mener son ego à péroraison, et donner des leçons de diététique à tous les autres, en plus. Ainsi, les Martiniquais, ceux qui manifestent ou qui cassent, auraient le mauvais goût d’une aliénation alimentaire, dit-on dans les milieux autorisés. Ils boivent du champagne ou bouffent du camembert, les indélicats, les aliénés. Ils devraient s’empiffrer de dachines hors de prix, de bananes-jaunes chlordéconées et ainsi auraient les faveurs de nos beaux esprits, ceux qui ont toujours raison « par-dessus les autres et si loin d’eux-mêmes » - pour reprendre encore une formule de Glissant. La réalité du peuple de Martinique, c’est l’orgueil. Vous pourrez le dire mal placé, ou déplacé, mais vous ne changerez jamais ce trait de caractère. Alors c’est ainsi, un Martiniquais qui a faim ne le dira nulle part. Il ne mendiera jamais. Il aura faim, dans son coin, dans sa campagne reculée, dans sa cité, dans sa commune, mais vous ne l’entendrez pas. Pour entendre pour de bon ce « pays réel » derrière les mirages du « pays rêvé », ses grimaces touristiques et doudouisantes, il faut être à même de voir les Martiniquais devenus ombres chez les bien assis et les rassasiés.

 Alors pour de bon, vient un moment où ces Martiniquais si patients, ceux d’en-bas si méprisés par ceux d’en-haut, envoient tout balader, pour le dire poliment. Et ce jour-là, on entend comme un bruit d’émeutes, sous les matraques et les « judiciarisations » promises par Re-Taille-Haut. Ce jour-là, on sent dans l’air comme une odeur âcre de pneus brûlés, de mauvais aloi pour les habitués des barbecues sous les tonnelles du samedi après-midi à Schoelcher. La petite-bourgeoisie martiniquaise a les narines délicates. Les « vakabons » sont dans la rue, ils sentent mauvais, il est urgent de se protéger, de sécuriser la Route de Didier et le Cap Est. Et ce sera reparti pour un nouvel avatar d’une « malemort » qui n’en finit pas. À moins que…

 Alors pour le moment, les trois Courageux se font traiter de tous les noms. Voyous, dégénérés, misogynes, terroristes, crétins, incapables, minables, vauriens, fous, drogués, isalopes de bas étages. Plus je les regarde, plus je les écoute pourtant, plus je perçois dans ces trois-là une force qui vient de loin, et en tout cas d’un endroit inconnu de la CRS 8, des ethno-classes et des complices de tous acabits, profiteurs d’un sabotage collectif et historique. Les trois, puisent leur détermination d’une étonnante lucidité. Étonnante parce qu’on avait parié qu’elle n’existait plus en Martinique. Avec des mots simples, ils entrent dans les nuances infimes d’une situation d’injustice qui se survit à elle-même, depuis Colbert. Ils expliquent, montrent combien il ne faut pas être dupes des miettes jetées au peuple. Ils s’évertuent à appeler au calme mais ne desserrent pas la mobilisation. Seront-ils rejoints par la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion ? On verra, en tout cas ils résistent aux attaques, aux mises en cause les plus dérisoires et aux anathèmes les plus affligeants. Sans mentir, ces gens ont une force et une détermination, étranges dans un pays que le colonialiste pensait, espérait assoupi à jamais. Dans la rectitude de leur combat, ils nous rappellent que rien n’est immuable dans l’histoire des peuples, et surtout pas les logiques de domination qui se survivent à elles-mêmes selon les superstructures hégémoniques d’une économie de comptoir. Un peuple qu’on humilie, qu’on affame et qu’on méprise, un jour se lève et va au-devant de son destin.

Ce jour-là, il remet en cause l’ordre établi, et si cet ordre est fondé sur l’iniquité, il rétablit la justice par ses propres moyens, car en démocratie, il est le seul détenteur du pouvoir : il est le démos souverain et seul maître de lui-même. Aujourd’hui la Martinique en est à un tournant de son histoire, et son peuple est capable d’inverser pour de bon le cours des choses qu’on croyait fatales.

 Aujourd’hui tout comme en 2009 et auparavant, la « haute nécessité » de tous les anticolonialistes est de comprendre et de soutenir le combat de ceux qui vivent et qui luttent à l’écoute des souffrances muettes des Martiniquais démunis. Sans le moindre faux-fuyant, en haute vigilance et en solidarité active.

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