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Je suis par principe rétif aux compilations d'artistes régulièrement produites par les grandes majors du disque, histoire de coups commerciaux souvent discutables. Il s'y distingue évidemment des exceptions notoires, à l'image de celles qui permettent de découvrir ou redécouvrir ces interprètes dont la carrière s'est déclinée en forme de météore. Andreï Gavrilov est de ceux-là, lui qui pourtant fait partie des pianistes les plus essentiels du XXe siècle, à la biographie rocambolesque, puisqu'il dut subir comme beaucoup l'invraisemblable imbécillité du régime soviétique qui le considérait comme un dangereux dissident, et qui dut attendre la Glasnost de Gorbatchev pour percer davantage sur la scène internationale, lui qui fut lauréat du Concours Tchaïkovsky en 1974.
Si j'en parle, c'est parce que je suis littéralement subjugué par le jeu souvent virtuose de ce pianiste, pourtant d'une profondeur reconnaissable comme l'éclair en quelques notes. Je suis par exemple renversé par sa version des Variations Goldberg, sensible à vertiges et de tempi souvent impressionnants, mais servant la musique avant tout. L'une des toutes meilleures versions que je connaisse, et que je mets personnellement dorénavant tout en haut de la pile de mes admirations, avec celles de Sviatoslav Richer et de Nicholas Angelich. Virtuosité sans doute inégalable, entièrement mise au service de la fluidité du discours. Et au-delà de la technique démoniaque transmettant les diffractions de l'écriture fuguée, la substance même du clavier de Bach.
Et pour l'ensemble des Variations, voir la mise en ligne intégrale toujours sur YouTube.
Il excelle tout autant dans les Impromptus de Schubert ou les Sonates de Chopin. Mais Gavrilov est aussi connu pour la grande crise artistique qu'il connut en plein milieu de sa carrière et en vertu de laquelle il a décidé de stopper enregistrements et concerts pour plusieurs années d'introspection. Il sont rares dans ce cas, et récemment je pourrais citer l'exemple d'Hilary Hahn,, dont l'interruption a néanmoins duré moins longtemps que celle de Gavrilov qui s'est arrêté pendant près de huit ans.
La compilation de ses enregistrements pour DG est une merveille inépuisable de beauté, de caractère et de profondeur. Son jeu m'évoque en certains aspects Kissin ou Martha Argerich.
Durant la semaine passée, Emilie Munera et Rodolphe Bruneau-Boulmier ont consacré plusieurs numéros d'« En pistes » sur France Musique à cette compilation que personnellement je trouve étourdissante. Andreï Gavrilov est de ceux qui « inquiètent » la virtuosité elle-même, comme si en la dominant totalement ils voulait aussi en montrer la vanité et ce qu'elle cache d'intranquillité, ce qui pour Chopin est certainement la voie la plus sûre pour parvenir au tréfonds. Un cheminement souvent inconnu ou rendu impossible pour une foule de pianistes pour cette raison même d'une virtuosité mal dominée et restant un paravent. C'est aussi ce à quoi parvenaient Cziffra et Samson François.
Les Bach de Gavrilov sont de l'ordre de cet étourdissement des tempi, sans que jamais la chose ne paraisse un artifice. Suites françaises dans l'intelligence d'un Murray Perahia survitaminé, Variations Goldberg je l'ai dit, superlatives. Un accès direct vers Bach qui s'impose d'entrée de jeu, comme chez Perahia ou Richter : Bach selon Andreï Gavrilov, ça ne se discute pas, on n'ergote rien, ça s'impose, sur plusieurs dimensions sensorielles.
Un pianiste majeur dont les enregistrements sont à mes yeux essentiels et que cette compilation permettra de mieux diffuser. Ainsi réalisera-t-on que Gavrilov est bien l'un des plus grands, des suprêmes pianistes russes du XXe (et aussi du XXIe) siècle, successeur de Richter et annonciateur de Kissin.