La sidération est-elle une position qui vaut la conscience des phénomènes insidieux ou avoués qui se déroulent sous les yeux de tous, ou trahit-elle au contraire une paralysie généralisée, une torpeur confinant au silence et à l'inaction ? Nadine Morano, reçue samedi 26 septembre 2015 dans l'émission "On n'est pas couché" de Laurent Ruquier, a déclenché par ses propos une sidération de cet ordre, un état d'étonnement qui est en lui-même révélateur de ce que beaucoup de Français n'ont pas vu venir ce qui se passe dans ce pays, ce glissement aujourd'hui revendiqué, à force de renoncements et de torpeur justement, vers l'extrême droite, ce que naguère on avait nommé la "lepénisation des esprits". Est-il trop tard pour réagir ?
Nadine Morano, députée européenne, appartient à un parti dit de gouvernement, elle fut ministre, ses propos ne peuvent donc être tenus pour ceux de quelque trublion irresponsable, et elle est écoutée de beaucoup de membres de son parti. Aujourd'hui, en 2015, un tel personnage public peut clamer, sans aucune vergogne, et à la suite d'Éric Zemmour - qui s'était déjà illustré dans cet "argument" (mais qui s'en étonnerait de sa part ?) - que "La France est un pays judéo-chrétien et de race blanche". La sidération de tous les invités présents (à l'exception de Geoffroy Lejeune, rédacteur en chef de Valeurs actuelles), à commencer par celle de Laurent Ruquier lui-même, n'y fera rien. L'animateur demande à la députée de s'expliquer sur son expression : "Ça veut dire quoi pays de race blanche ?" Réponse : "Eh bien c'est vous et moi, je suis désolée". Malaise général sur le plateau, qui avait déjà commencé du reste à la faveur de l'incroyable amalgame exprimé par Madame Morano, entre le problème des réfugiés, les menaces terroristes, le port du voile intégral, les attentats du mois de janvier. Léa Salamé relève ce continuum étonnant, pourtant revendiqué par Nadine Morano : "Je réponds à vos questions". Et de réitérer ses propos sur la race blanche, sur la nécessité d'être fier d'être blanc, sur la grandeur de la France quand elle accueille en son sein des populations étrangères, tout en demeurant un pays "à majorité blanche". Voilà, c'est en 2015, tout cela se passe non dans le local d'un groupuscule d'extrême-droite, mais dans une émission à grande écoute, un samedi soir.
Alors oui, il est tout à fait possible que tout ça passe encore comme une lettre à la poste, que tout ça ne soit remarqué par personne et qu'après tout, dans une émission dans laquelle a sévi Eric Zemmour pendant plusieurs années, "on en a entendu d'autres". Nadine Morano, pourtant est l'élue d'un pays qui officiellement ne se reconnaît pas de définition raciale, au point qu'on se soit même demandé il y a peu si le vocable devait être exclu de la constitution, où il est pourtant employé pour proclamer l'interdiction, constitutionnelle, de toute discrimination raciale. C'est sans compter ce qui se passe sous les yeux de tous aujourd'hui dans ce pays, et non du fait de la seule montée de l'extrême droite. On l'a dit, de la revendication d'une "droite décomplexée" à la libération générale de la parole : des propos encore à peine imaginables il y a quelques années de cela, sont prononcés publiquement sans aucune gêne, et quelle que puisse être la sidération qu'ils provoquent. Dans ce contexte, oui, on accepte de n'être plus que les greffiers constatant la profération de ces propos, sans autre forme de réaction. Une ministre commparée à un singe ? Un temps très lourd se passe, avant une réaction officielle. Des insultes de responsables publics envers cette même ministre ? Toujours la sidération agissant, on laisse passer. Aujourd'hui, une ancienne ministre reprenant à son compte et clamant une définition raciale du pays qu'elle est censée représenter au Parlement européen, et personne ne réagira ? Marine Le Pen, en quête de respectabilité, n'aurait pas osé, Morano l'a fait. Et les invités du plateau de Laurent Ruquier auront beau se prendre la tête dans les mains, s'indigner chacun dans son coin, faire entendre la rumeur d'une sidération, rien n'y fera : propos réitérés, revendiqués, clamés. Ruquier aura beau s'énerver, rien n'y fera : une définition raciale de la France aura été une fois encore affirmée.
En est-on encore à disserter sur un questionnement inhérent à l' "identité nationale" ? Aujourd'hui, on est bien loin de tout cela : l'heure en est à porter fièrement, en tant qu'élue, l'étendard de la race. On en est là : qu'on le sache, et qu'on sache en mesurer la signification. "Morano fait du Morano", dira-t-on, puisqu'on s'est déjà habitué aux fréquentes sorties de route du personnage. Mais il ne s'agit plus de sorties de route : le discours est construit, l'agumentaire aussi, même s'il se résume à un slogan. C'est peut-être cette habitude qu'on a prise avec ce genre de propos dans la France de 2015 qu'il faut être à même d'interroger pour comprendre ce qui se passe au vu et au su de tout un chacun : pas seulement la montée des extrêmes, pas seulement l'audience glanée par tous les démagogues et tous les polémistes réactionnaires, pas seulement le repli identitaire inouï d'un pays, que tout le monde constate avec effroi à l'extérieur de la France, mais l'intériorisation intime de tropismes raciaux contraires même à une constitution. Car faut-il avoir intériorisé, comme du fait d'un lavage généralisé des cerveaux, une définition ethnicisée de l'identité, pour que de tels propos ne soient pas attaqués plus vigoureusement. Est-il déjà trop tard, et cette intériorisation est-elle déjà trop avancée, pour qu'on puisse encore miser sur une réaction salvatrice, je veux dire une réaction collective et pas seulement individuelle ? Cela constituera-t-il une énième polémique vite passée, tout un chacun lassé et zappant sur un prochain haut fait du spectacle médiatique ? Oui, il est fort possible qu'on en soit là. Car la sidération ne vaut pas le combat contre le racisme et les définitions raciales de la France.
Loïc Céry