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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 29 juillet 2022

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Immortel Saint-Saëns (2) - Itzhak Perlman, l'alchimiste

Deuxième partie d'une approche de Saint-Saëns (dont on a célébré en 2021 le centenaire de la mort) par ses interprètes.

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Illustration 1

Si l'on peut à bon droit considérer le Concerto N° 3 en si mineur op. 61 (comme un autre illustre « opus 61 » de l'histoire de la musique) comme la pointe affûtée de la production pour violon de Saint-Saëns, et d'ailleurs le plus enregistré de ses trois concertos pour violon, je tiens pour ma part la version qu'en a enregistré Itzhak Perlman pour DG en 1983 avec l'Orchestre de Paris dirigé par Daniel Barenboim, pour la version majeure et la plus impressionnante de ce joyau de la production concertante de Saint-Saëns. Je sais : il y en a tant d'autres... Mais que voulez-vous, je parle certainement de parti pris compte tenu de mon admiration sans borne pour ce violoniste de pur génie, mais là encore, je ne vois pas qui pourrait même supporter la comparaison avec ce relief, cette puissance, cette clarté d'énonciation et bien sûr ce son unique entre tous auquel on reconnaît Perlman parmi une foule d'autres violonistes de premier plan. Ce cd souvent cité en référence du concerto N° 3 de Saint-Saëns est effectivement un chef-d'œuvre de lyrisme maîtrisé et d'une virtuosité intelligemment distillée, dans les trois mouvements de cette sorte de poème symphonique pour violon, à l'image de la Symphonie espagnole de Lalo. Cette recherche de lumière de l'allegro initial, cette cantilène de l'andantino, cette fierté bohémienne du finale : tout cela nous est livré sans détour, le regard de face et sans ciller, par un Perlman maître du chant et de l'émotion.

Ne me croyez pas sur parole, jugez-en par vous-mêmes, au risque du vertige :

- Allegro non troppo :

Saint-Saëns: Violin Concerto No. 3 in B Minor, Op. 61 - I. Allegro non troppo © Itzhak Perlman - Topic

- Andantino quasi allegretto

Saint-Saëns: Violin Concerto No. 3 in B Minor, Op. 61 - II. Andantino quasi allegretto © Itzhak Perlman - Topic

- Molto moderato e maestoso - Allegro non troppo - Piu allegro

Saint-Saëns: Violin Concerto No. 3 in B Minor, Op. 61 - III. Molto moderato e maestoso © Itzhak Perlman - Topic

Je dois dire que j'ai découvert les concertos pour violon de Saint-Saëns bien après le premier choc de l'enfance, énorme, provenu à la fois de son « Introduction et Rondo Capriccioso » et de sa « Havanaise ». Pièces d'abord écoutées avec une passion maladive, pour le coup, jusqu'à l'authentique vertige et même un début de neurasthénie, résolu uniquement en jouant par moi-même (ou en essayant de jouer) ces partitions virtuoses à l'aide de mon professeur de violon, et bien avant de les reprendre par la suite à Paris, à l'École Normale. De cette époque, je sais, non pas par conviction, mais par expérience intime, la fausseté de tous les jugements parfois émis (par des esprits chagrins et peu informés) à l'encontre du style prétendument réactionnaire de Saint-Saëns, reproche en fait adressé tout autant à César Franck ou Gabriel Fauré, les tenants de la recherche de cet « Ars Gallica » qui fondait à la fin du XIXe siècle la quête, en France, d'un renouvellement de l'expression musicale. Je sais, pour l'avoir très profondément éprouvé depuis ce moment clé et fondateur, que cette musique recèle les plus authentiques élans d’un compositeur très loin des poses, et qui écrivit la moindre de ses mesures en accord avec un monde intérieur inaliénable : en somme un vrai musicien.

L’ « Introduction et Rondo Capriccioso » en la mineur op. 28 – que je recommande ici par cette vidéo remasterisée de la version profonde et étourdissante d’Isaac Stern accompagné par le Philharmonia Orchestra dirigé par Eugène Ormandy :

Isaac Stern - Saint-Saens Introduction and Rondo Capriccioso{Restored Image}(HD) © Grandesmusicos

– est en soi l’illustration de cette musique sans prisme, sans détour. Dès le premier abord, cette « introduction » justement : mélancolie directe, non diluée, et livrée comme telle, en quelques phrases. Le rondo arrive très vite, il est fondé sur des « caprices » en effet, ou variations libres, où même dans ce qui est de plus enjoué, la marque initiale de langueur est encore perceptible. Il s’agit de s’en dégager, et de se livrer certainement à ce que Pascal nommait le « divertissement », mais comme en une conscience supérieure parce que lestée d’une lucidité qui demeure. Alors qu’on ne croie pas ici à un simple exercice de style, pour une pièce dédiée (tout comme le concerto N° 3) au violoniste virtuose des virtuoses de l’époque, l’espagnol Pablo de Sarasate. Ce serait confondre cette musique avec un pur jeu, un pur divertissement précisément, ce qu’elle n’est pas.

Saint-Saëns, pour ce type de quiproquo qu’on développe à son endroit, me semble être le compositeur des malentendus – je veux parler de ceux qui émanent de jugements rapides et à l’emporte-pièce. L’autre pièce courte qui longtemps m’a hanté par sa fausse langueur et son authentique mélancolie « différée » pour encore reprendre le terme de Glissant, est encore de l’ordre de cette musique très pure certainement hors d’accès des étiquettes. Une inspiration exotisante bien sûr, tout comme le 5e concerto pour piano est orientaliste. Il s’agit donc de cette « Havanaise » en mi majeur op. 83, que je donne ici – on ne s’en étonnera pas – encore par Perlman, funambule d’une émotion et de quelque chose qui finit par se clamer sans se calmer. Accompagné par le New York Phlharmonic, dirigé par Zubin Mehta en 1987 pour DG.

Saint-Saëns: Havanaise, Op. 83, R.202 © Itzhak Perlman - Topic

Car qu’est-ce qui chante là et qui se dérobe ? Qu’est-ce qui oscille entre majeur et mineur ? Qu’est-ce qui est sur une crête, et qui semble « danser vers l’abîme » comme dirait Nietzsche ? Honnêtement, peut-on croire ici à une simple variation de « habanera », qui nous ramènerait à un référent en effet exotique ? Ce serait regarder le doigt quand le sage montre la lune, ce serait donc être l’idiot de l’adage chinois. La Havanaise n’est pas la Javanaise, qu’on se le dise : le violon entonne ici dans l’indescriptible, dans l’évanescent et pourtant présent. On a eu raison d’être attentif, après Jankélévitch, à cette saisie diaphane de l’instant qui envahit l’œuvre de Fauré. Que n’a-t-on été attentif ici à une langueur qui ne veut pas mourir dans la caricature, et qui piège celui-là même qui croyait à une fable exotique, pour le laisser pantois devant un vide qu’on tente de combler. Oui j’ai la faiblesse de percevoir tout cela dans cette pièce apparemment anodine. Faiblesse de l’entendre, très clairement, sans pouvoir en épuiser l’étendue dans la moindre description fidèle.

Nous rendons justice à l’œuvre immense de Camille Saint-Saëns à condition de l’écouter vraiment, hors des préjugés faussés, hors-champs et loin des conventions d’écoute qui ont voulu faire le tour d’une œuvre inclassable, comme le sont celles des très grands compositeurs. Si son centenaire de 2021 a pu servir à quelque chose, c’est de nous mettre en évidence cette réalité : Saint-Saëns est encore un inconnu, et il nous incombe, pour notre bienfait et si nous y consentons, d’apprendre à mieux le connaître, pas à pas. Il est de ces hommes du XIXe siècle (il a d’ailleurs traversé le siècle en quelque façon, né en 1835 et mort en 1921) que l’on croit trop bien connaître surtout en se fiant à leur être social et même à leurs photographies d’époque : bon bourgeois de la IIIe République, compositeur adulé ployant sous les décorations officielles, les plus hautes distinctions de la République et une réputation mondiale qui en fait à l’étranger le représentant de l’art français… la biographie de Saint-Saëns a tout du parcours attendu du compositeur néoclassique dont on ne tarda pas à faire un fieffé réactionnaire. Mais est-on sûr de tout cela ? Tout ce fatras n’est-il pas plutôt une somme de clichés, de ces lieux communs distillés à l’endroit de ces artistes sans doute trop célébrés de leur vivant, mais dont cette célébration même masque la vérité ? À vrai dire, la prétendue « postérité » d’un artiste doit aussi nous rendre humble quant à l’effectivité de la diffusion de son œuvre pour ce qu’elle est et dans son ampleur.

Si je devais revenir sur la production violonistique de Saint-Saëns (et je le dois, pour que mon propos ait une cohérence minimale), je devrais aussi signaler que ses deux premiers concertos sont moins diffusés et enregistrés que le troisième. Je conseille très vivement la très convaincante intégrale de ces trois concertos enregistrée par l’excellente jeune violoniste française Fanny Clamagirand, pour Naxos en 2009, avec le Sinfonia Finlandia dirigé par Patrick Gallois. Ici, Fanny Clamagirand, dans le dernier mouvement de la sonate pour violon et piano op. 102 :

Saint-Saëns Sonata Op.102 - last movement (Fanny Clamagirand) © PhilRowlandsDotCom

Merveilles pures et serties que ces concertos N° 1 et 2 (inverses dans l'ordre de leurs composition), avec pour ma part une préférence toute particulière pour la force propre au concerto N° 2 op. 58, dont l'andante est l'une des plus belles pages de Saint-Saëns, tous genres confondus. Fanny Clamagirand présente toutes les qualités requises à mon avis pour bien interpréter Saint-Saëns et notamment cette sorte de « force fragile » (pour ne pas paraphraser la force tranquille), cette puissance indiscutable qui pourtant côtoie les précipices.

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